N° 133 - Automne 2020

Les quatre écologies

L’écologie a comme jamais le vent en poupe. Dans la plupart des pays européens à tout le moins, et jusqu’au niveau de la Commission européenne, on s’affaire à préparer des plans en faveur de l’environnement. Tout le monde est pour, attendu que personne ne défend la pollution des mers, le réchauffement climatique ou l’érosion de la biodiversité. Il n’en reste pas moins que l’écologie politique est plus divisée que jamais. Depuis les années 1980, en effet, l’écologie a beaucoup évolué. Non seulement elle a acquis ses lettres de noblesse sur le plan scientifique, mais elle ne se structure plus, ou plus seulement, dans une opposition binaire entre révolutionnaires et réformistes, entre « Fundi » et « Realo », comme on le disait dans l’Allemagne de l’époque. Ce sont maintenant quatre options fondamentales, quatre visions du monde qui s’opposent, parfois radicalement, même si elles se rejoignent pour l’essentiel sur le constat que le monde s’abîme et qu’une réponse forte est devenue nécessaire.

Le premier courant, le plus radical, est celui des effondristes, catastrophistes et collapsologues. Comme le dit en riant (jaune) l’ancien ministre français de l’Environnement, Yves Cochet : « Ne vous alarmez pas, c’est la catastrophe ! » rejoint en cela par ceux qui se disent, comme lui, convaincus que le monde va « collapser » avant 2030. Pablo Servigne, à qui on prête l’invention du mot « collapsologie » et dont les livres rencontrent un succès mondial, est bien évidemment de ceux-là. Pour les collapsologues (ou effondristes, ou catastrophistes, ces termes sont ici synonymes), non seulement les notions de « croissance verte » et de « développement durable » relèvent d’une mauvaise plaisanterie, voire de l’imposture, mais la révolution de la décroissance elle-même arriverait de toute façon trop tard. L’effondrement est programmé, inévitable, il est déjà dans les tuyaux. Comme Cochet le répète à l’envi, il est « possible en 2020, probable en 2025 et certain en 2030 ». Alors quatre milliards d’individus au moins mourront. C’est en ce sens qu’il est inutile de s’alarmer, la seule chose à faire étant de préparer le « monde d’après la catastrophe », l’éventuelle « renaissance » d’une humanité qui devra se réorganiser de fond en comble sur tous les plans, de l’alimentation à la mobilité en passant par l’énergie, si elle ne veut pas disparaître entièrement.

Cette position est souvent moquée tant elle évoque certains scénarios de science-fiction. Reste qu’elle gagne chaque jour du terrain, les thèses des collapsologues remportant un succès de plus en plus grand et ce d’autant plus qu’elles s’appuient sur des données scientifiques, parfois fantaisistes, parfois plausibles, que nos effondristes manient avec une grande habileté. Les collapsologues se recrutent en effet dans le milieu des scientifiques de bon niveau, ce qui rend la discussion avec eux autrement plus difficile qu’avec les idéologues « Fundi » des années 1980 qui se contentaient en général pour tout viatique d’un marxisme en béton armé. Le deuxième courant est celui des « alarmistes réformistes ». Ce sont les héritiers des « Realo » des années 1980, des shallow ecologists qui pensent que l’effondrement peut être évité si on limite les atteintes à la biodiversité, au réchauffement climatique, à la pollution des eaux et des sols. Ils opposent donc aux effondristes la croissance verte et le développement durable, deux expressions dont j’ai déjà dit que les premiers les considèrent comme des impostures simplement destinées à maintenir le plus longtemps possible la logique capitaliste du productivisme.

En général, les réformistes sont, contrairement aux collapsologues, non seulement favorables à l’économie de marché et à la croissance, mais aussi au nucléaire, seul moyen de produire une énergie propre, qui n’émet pas de gaz à effets de serre et ne contribue donc pas au réchauffement climatique.

Un troisième courant, sans doute le mieux représenté chez les Verts, est celui des « alarmistes révolutionnaires ». À la différence des réformistes, ils plaident pour la décroissance dans tous les sens du terme et dans tous les domaines : décroissance énergétique, démondialisation, déconsommation, diminution de la population, du temps de travail, du niveau de vie, y compris celui des pauvres, des voyages en avion, etc. Ils s’opposent à la fois aux effondristes (parce qu’ils pensent qu’il n’est jamais trop tard pour agir), et aux réformistes (parce qu’à leurs yeux, une croissance infinie est impossible dans un monde fini, seule une décroissance massive pouvant éviter la catastrophe d’une fin du monde qu’ils n’excluent pas). À la limite, il faut sinon suspendre la démocratie, du moins un certain nombre de ses principes fondamentaux si l’on veut y arriver, car il va falloir se serrer sérieusement la ceinture. Qu’on le veuille ou non, il sera nécessaire d’imposer des restrictions dont les peuples a priori ne voudront pas, mais qui seront inévitables s’ils veulent tout simplement survivre. Certains, à l’instar de Jean-Marc Jancovici, le maître d’œuvre de The Shift Project, critiquent sévèrement la fausse solution des énergies renouvelables, en particulier des éoliennes, de sorte qu’ils rejoignent au moins sur un point les réformistes, à savoir sur la question du nucléaire, seule énergie compatible dans l’état actuel du monde avec la lutte contre le réchauffement climatique. Se rattachant au courant de la décroissance et des idéologies anticapitalistes figurent encore des mouvements relativement minoritaires, mais rendus plus visibles par Greta Thunberg, tels que l’écoféminisme et l’écologie décoloniale, au cœur du mouvement Extinction Rebellion.

Enfin, viennent les « écomodernistes » partisans d’une « économie circulaire » dont le mot d’ordre est « croissance infinie, zéro pollution ! » ce qui exaspère les décroissants. Ils sont favorables à l’économie de marché, totalement opposés à la décroissance comme à toute suspension de la démocratie. Le projet d’un écomodernisme repose sur deux idées directrices qui se déclinent ensuite en une série de projets particuliers touchant les différentes branches de l’industrie et de la vie humaine : le découplage et l’économie circulaire. La notion de « découplage » est l’idée directrice de tout le projet, un découplage entre la quête du progrès, la croissance, la consommation et le bien-être humain d’un côté, et de l’autre, la destruction de l’environnement par l’impact croissant et négatif que les humains lui font subir. Comme on peut le lire dans le manifeste écomoderniste rédigé par Michaël Shellenberger, un écologiste qui fut salué à la Une du magazine Time en tant que « héros de l’environnement » : « Intensifier beaucoup d’activités humaines, en particulier l’agriculture, l’extraction énergétique, la sylviculture et les peuplements de sorte qu’elles occupent moins de sols et interfèrent moins avec le monde naturel est la clé pour découpler le développement humain des impacts environnementaux. Ces processus technologiques et socioéconomiques sont au cœur de la modernisation économique et de la protection de l’environnement. Ensemble, ils permettront d’atténuer le changement climatique, d’épargner la nature et de réduire la pauvreté mondiale ».

Le deuxième pilier du mouvement des écomodernistes réside dans l’économie circulaire : ils défendent l’idée qu’une croissance et une consommation infinies sont non seulement possibles dans un monde fini, mais qu’elles peuvent être non polluantes, voire dépolluantes pourvu que l’on conçoive en amont de la production la possibilité d’un recyclage complet, ce qui suppose de repenser de fond en comble la production industrielle actuelle afin que les produits aillent du « berceau au berceau » et non plus du « berceau au tombeau ». Les écomodernistes rejettent les énergies renouvelables en particulier les très polluantes éoliennes qui sont bourrées de terres rares, et sont partisans de l’énergie nucléaire qui ne contribue pas au réchauffement climatique. Entre la croissance verte, encore trop timide, et la décroissance punitive, l’écomodernisme représente une piste prometteuse, à la fois plus efficace et plus réaliste que la promesse d’un retour en arrière.

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