N° 141 - Été 2023

L’eau précieuse

On craint son abondance, comme sa pénurie. Elle apporte la croissance, mais la désolation aussi. Des rois de Sumer aux Mayas et à Léonard de Vinci, il y a bien longtemps que l’humanité a compris que de l’eau dépendait sa survie.

Dire que l’eau est un enjeu économique et politique fondamental, c’est un sujet un peu bateau. Surtout à une époque où sa raréfaction est chaque année plus visible dans des régions qui n’en manquaient pas, entraînant des tensions entre États et chez ceux pour qui elle représente la source indispensable à leur travail. La mémoire étant par définition parfois courte, on s’étonnerait presque aujourd’hui de ces pénuries. L’histoire nous montre qu’en fait, l’importance de l’eau préoccupe l’humanité depuis qu’elle a compris que sans elle rien ne pousse, rien ne vit.

DES RÉCOLTES OU LA MORT

Il n’est pas étonnant que cette inquiétude apparaisse en Afrique, dans la région du croissant fertile, là où les lits du Tigre, de l’Euphrate et du Nil vont creuser les berceaux des grandes civilisations du Proche et du Moyen-Orient. En Mésopotamie, au XXIe siècle avant notre ère, la gestion de l’eau relève du grand vizir, la plus haute autorité de Sumer. Les textes de la tablette de Girsu expliquent le dilemme des exploitants agricoles des domaines du temple de la riche province de Lagash, au sud du royaume.

Ces derniers sont tenus de maintenir une irrigation suffisante pour éviter que les champs ne soient brûlés, mais pour ce faire, doivent absolument obtenir l’autorisation d’ouvrir les vannes auprès du principal responsable d’une administration centrale, forcément tatillonne. Ces tablettes sont les serments qu’ils prêtent à ce protocole qu’ils jurent de respecter avec le risque d’être condamné à mort si la récolte sèche.

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Le roi Ur-Nanshe (à gauche), régna sur la région de Lagash vers 2550 av. J.-C. La riche province sumérienne se préoccupait déjà de la bonne gestion de l’eau.

DON DU NIL

Cette importance politique et économique de l’eau, aucun pays de l’Antiquité plus que l’Égypte – « ce don du Nil », écrivait Hérodote – n’en a mieux compris les enjeux. Le fleuve de 6650 kilomètres prend sa source en Éthiopie, traverse une partie du Soudan avant d’arroser l’intégralité de l’Égypte. Longtemps, une fois par an pendant l’été, le Nil sortait de son lit, assurant ainsi l’irrigation naturelle des champs. Les Égyptiens avaient inscrit à leur panthéon divin cette fertilité essentielle. Dans l’esprit d’un peuple qui s’endort dans la crainte que le soleil ne se lève plus et que le Nil cesse de déborder, vénérer le dieu Hâpy, c’était faire en sorte de perpétuer la régularité de cette crue. Laquelle se déroulera pendant des siècles avec une précision métronomique, jusque dans les années 60, lorsque Nasser construira, à la hauteur d’Assouan, un barrage pour répondre au besoin énergétique d’une démographie galopante et réguler le fleuve dont les débordements tendent à inonder les récoltes, notamment de coton. L’ouvrage générera des conflits permanents avec ses voisins, en particulier avec l’Éthiopie qui, en 2011, lançait la construction du GERD, méga-barrage hydroélectrique (le plus grand d’Afrique) que l’Égypte et le Soudan accusent de menacer l’apport en eau de toute la région.

Inventés par les Grecs pour se détendre et par souci d’hygiène, les thermes deviennent aussi chez les Romains, qui maîtrisent la gestion de l’eau comme personne, des instruments politiques. La raffinement extrême porté aux bâtiments qui les abritent – comme ceux de Dioclétien à Rome  – est la preuve éclatante de la toute-puissance de l’Empire jusque dans les lointaines provinces qu’il colonise. En 550 avant notre ère, Crésus se lance, lui, dans de grands travaux. Le roi lydien fait creuser un tunnel de 177 mètres dans les flancs de la montagne qui borde l’Halys, en Cappadoce. Son but ? Détourner le fleuve qui l’empêche d’attaquer son voisin perse Cyrus II.

ROUTE DE L’EAU

En Chine, l’eau est aussi un impératif économique dans un pays ou les distances et les reliefs sont un défi au transport des marchandises. Si les fleuves assurent les connexions entre l’est et l’ouest de l’Empire, rien ne relie Pékin (au nord) à Hangzhou (au sud). En 611, Yangdi, empereur de la dynastie Sui, achève le chantier d’un gigantesque canal de 1800  kilomètres. L’ouvrage doit le mener jusqu’en Corée, pays qu’il convoite. Ses campagnes militaires tournent au désastre. On attribue cet échec au très dispendieux Grand Canal – en homme et en argent  – et à son auteur dont la chute va aussi précipiter celle de sa dynastie. Le temps finira par lui donner raison. Marco Polo s’émerveillera de l’efficacité de cette route de l’eau qui participe à l’essor économique de la Chine. Petit à petit abandonné au profit du chemin de fer et du transport maritime, mais restauré entre 1950 et 1980, le Grand Canal est, depuis 2014, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. En 1953, Mao rêvait d’un autre canal, tout aussi titanesque, qui ferait passer l’eau du sud du pays, où elle se trouve en abondance, vers le nord, plus peuplé, où la désertification s’accélère. Comment ? Grâce à un système de canalisation souterraine qui pompe et détourne les fleuves existants sur des milliers de kilomètres. Le projet devrait être achevé aux alentours de 2050.

Un extrait de la carte du Grand Canal.
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Un extrait de la carte du Grand Canal construit par Yangdi en 611 pour relier Pékin à Hangzhou.

DÉFORESTATION FATALE

La sécheresse, le fléau du changement climatique. Celui qui s’est abattu sur les Mayas au fil du temps et précipité leur déclin. Entre 700 et 1000, les cités sont petit à petit abandonnées par leurs habitants. En cause : la transformation des forêts en champs de maïs pour nourrir les populations. Une surexploitation du milieu naturel encore accentuée par la compétition frénétique entre factions rivales dans la construction de monuments. L’écosystème s’en trouve lentement modifié, occasionnant une diminution annuelle des précipitations de 41 à 54% en moyenne. Les récoltes sont maigres, les épisodes de famine augmentent en même temps que les guerres. Le point culminant est atteint au XVe siècle, avec l’anéantissement de Mayapan, la dernière grande capitale de la péninsule du Yucatan, dans le sud-est du Mexique, qui pousse ses 20’000 habitants à l’exil climatique. Entre 1400 et 1450, le manque d’eau y a provoqué une pénurie de nourriture et attisé les violences politiques. La dynastie des Cocomes, qui dirige la ville, est ainsi massacrée par celle des Xiu, sa principale rivale, qui fait chuter le pouvoir.

La cité de Mayapan
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La cité de Mayapan, au sud-est du Mexique, abandonnée par ses habitants au XVe siècle en raison de la pénurie d’eau et des tensions politiques provoquées par les sécheresses.

LÉONARD D’EAU

L’eau comme frontière naturelle. Une manière simple de définir un territoire, sauf quand l’hydrographie s’en mêle. Au Moyen Âge en Italie, le fleuve Brenta est une bombe géographique à retardement. La multitude d’affluents qui forment son delta empêchent de définir précisément les territoires que contrôle la République de Venise. Un sujet de discorde qui va mener la Sérénissime et Padoue à des guerres sans fin entre le XIIe et le XIIIe siècle, la seconde perçant des canaux de dérivation en vue de réduire les défenses qu’apporte le fleuve à la première. En 1503, toujours en Italie, c’est cette fois Léonard de Vinci qui met ses connaissances d’ingénieur civil au service des Médicis, la puissante famille qui dirige Florence. L’artiste planifie le détournement de l’Arno qui arrose la ville natale du peintre pour l’éloigner de Pise, son ennemie séculaire. Léonard encore, que François Ier engage pour dessiner les plans d’une cité idéale à Romorantin. Un projet fou pour l’époque, deux fois plus grand que le château de Chambord, que Léonard imagine quadrillé de canaux pour maîtriser les crues et servir de décor bucolique à des spectacles et à des joutes nautiques. La mort du maître, en 1518, mettra un terme à cette folle utopie.

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En 1517, Léonard de Vinci projette à Romorantin une cité pharaonique entourée d’eau pour la cour de François Ier.

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