N° 143 - Printemps 2024

Des tours par l’histoire

Le monde contemporain n’a pas l’apanage des bâtiments en hauteur. L’homme a toujours cherché à construire haut. Et pas forcément pour des questions de densité.

Depuis quand l’humanité construit-elle en hauteur ? Depuis toujours, serait-on tenté de répondre, dans le sens qu’une architecture qui se voit de loin montre la puissance de celui qui en est le propriétaire. C’est Khéops qui se fait ériger une pyramide gigantesque pour assurer, au-delà de la mort, son autorité et la pérennité de son nom, une préoccupation existentielle dans l’Égypte ancienne. Ce sont les familles nobles de San Gimignano qui, pendant tout le XIIIe siècle, vont rivaliser entre elles, chacune construisant la tour la plus haute de la ville. Septante-cinq bâtiments de plus de 50 mètres hérissèrent ainsi la campagne toscane. On en compte aujourd’hui encore 13 qui témoignent de cette folie des grandeurs.

Le village de San Gimignano.
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Au XIIIe siècle en Toscane, dans le village de San Gimignano, les riches familles rivalisaient entre elles en construisant des tours toujours plus hautes.

PÉCHÉ D’ORGUEIL

On pourrait, bien entendu, citer les cathédrales dont les flèches, toujours plus hautes, devaient garantir une communication sans brouillage avec Dieu à mesure qu’elles caressaient le ciel. Mais qui dit tour et Dieu, dit aussi péché d’orgueil. Dans la Bible, l’érection de la tour de Babel n’échoue-t-elle pas, en raison de la volonté divine de rappeler à l’homme sa condition de mortel ? Et aussi, plus proche de nous temporellement, la tour Eiffel dont personne ne voulait, mais que Gustave Eiffel, son concepteur, défendit comme le phare moderne qui illuminerait Paris. Elle devait être démontée après l’Exposition universelle de 1899 dont elle fut l’attraction vedette. « J’ai quitté Paris et même la France, parce que la tour Eiffel finissait par m’ennuyer trop », écrivait Guy de Maupassant. N’en déplaise à celui qui fut l’un de ses plus ardents contempteurs, elle est toujours en place. « Je vais être jaloux de cette tour. Elle est plus célèbre que moi », pourra ainsi lui répondre l’ingénieur.

INCENDIE MONSTRE

Longtemps, la hauteur fut donc l’archétype du pouvoir, économique, politique ou religieux. Sans que cette architecture monumentale serve d’autre objectif que sur un plan symbolique. On n’y habitait pas, on n’y travaillait pas, les techniques de construction limitant les immeubles de logement à quelques étages. La redécouverte du béton – inventé par les Romains – et l’utilisation de l’acier vont tout changer. Et transférer, à partir du XIXe siècle, le titre de continent le plus haut du monde de l’Europe vers les États-Unis, qui connaissent alors un afflux massif de population et où, en 1871, un incendie monstrueux vient de ravager Chicago. Il faut donc reconstruire vite et plus solide, tout en restant économique. Disciple de Viollet-Le-Duc et diplômé de l’École centrale des arts et manufactures de Paris, l’anglais William Le Baron Jenney arrive à Chicago en 1867. Ingénieur spécialisé dans les charpentes métalliques, il va profiter de la ville en ruines pour développer un système de structure interne sur laquelle s’appuie tout l’édifice, le mur extérieur n’ayant plus rien à porter. En 1885, il inaugure le Home Insurance Building, édifice d’une hauteur de 55 mètres, et de 12 étages, construit en briques, mais dont la charge repose entièrement sur une ossature en acier. La façade libérée de son rôle statique peut ainsi être largement ouverte. Les 580 fenêtres laissent passer la lumière à travers le bâtiment. Détruit en 1931, le Home Insurance Building, le plus haut de son temps, est toujours considéré comme le premier gratte-ciel de l’histoire.

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The Home Insurance Building, le premier gratte-ciel de l’histoire, construit en 1885 à Chicago.

INSPIRATIONS D’ÉPOQUE

Regroupés sous le nom d’École de Chicago, les anciens collaborateurs de William Le Baron Jenney vont remodeler le paysage urbain des grandes villes américaines. D’abord celui de Chicago, où Louis Sullivan va mener l’essentiel de sa carrière. Ensuite, de New York où Daniel Burnham va construire le Flatiron Building en 1902 (87 mètres et 21 étages), qui doit son nom à sa forme en fer à repasser. Dès lors, les records s’enchaînent dans le quartier de Manhattan. Le Singer Building atteint 186 mètres en 1908. Il est détrôné, une année plus tard, par les 213 mètres de la Metropolitan Life Tower. Cette frénésie est notamment permise par l’amélioration de l’ascenseur, en particulier de son système de sécurité développé par Elisha Otis en 1853.

Comme tous les arts, l’architecture suit le style de son époque. Au XIXe siècle, les buildings se parent d’extra-vagances néogothiques, avant de basculer dans l’inspiration végétale de l’Art Nouveau et du rationalisme géométrique de l’Art déco dont les Chrysler Building de l’architecte William van Alen (319 mètres, inauguré en 1930) et l’Empire State Building de William Frederick Lamb (443 mètres, achevé en 1931) sont les deux plus spectaculaires exemples.

MARQUER L’HISTOIRE

Reste que les gratte-ciel américains servent avant tout d’immeubles de bureaux, le plus souvent regroupés dans les quartiers d’affaires. Comme à San Gimignano, ils sont des monuments de prestige dans cette course au gigantisme, son commanditaire (particulier ou entreprise) tenant à marquer l’histoire en y accolant son nom.

En Europe aussi on commence à construire en hauteur, et pas seulement pour y travailler. Entre 1927 et 1934, Villeurbanne voit ainsi s’ériger le quartier des Gratte-Ciel, ensemble de deux immeubles de 19 étages et de six blocs d’habitation sur 9 à 11 niveaux. Le projet, qui reprend l’esprit des cités ouvrières, mais en le modernisant, doit répondre au développement urbain rapide de Lyon. Il doit offrir des appartements accessibles tout en collant à l’hygiénisme, très en vogue à l’époque. Cette architecture au service du progrès social va surtout être marquée par la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’Europe qui se reconstruit bâtit haut des tours de logement en périphérie des grandes villes. Le building conserve néanmoins son statut d’objet marketing. À partir des années 50, Milan voit ainsi fleurir la tour Pirelli, Paris sa tour Montparnasse et plus tard son quartier de la Défense, tandis que le centre économique de Francfort se hérisse de tours titanesques et qu’à Genève l’architecte Georges Addor bâtit sur une ancienne plaine agricole la monumentale cité du Lignon.

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Le quartier Gratte-Ciel construit entre 1927 et 1934 à Villeurbanne.

LA CHINE QUI MONTE

Dès les années 90, c’est vers l’est que se déplace la compétition. Construit en 2010 à Dubaï, le Burj Khalifa de 828 mètres compte 160 étages avec appartements, bureaux et un hôtel de luxe Armani. Ce qui en fait, et de très loin, le bâtiment le plus haut du monde. Mais c’est surtout en Asie que les gratte-ciel pullulent depuis une trentaine d’années. Au point de ravir aux États-Unis leur première place au rang des régions où l’immobilier est le plus élevé. Si Hong Kong, en raison de son histoire et de son territoire limité, a multiplié les constructions en hauteur dès les années 80 (on dénombre plus de 3000 immeubles de plus de 30 étages pour un territoire de 1000 kilomètres carrés), c’est en Chine que cette architecture connaît un essor sans précédent.

Le building y répond, certes, à la poussée démographique du pays, il est aussi stimulé par la forte expansion économique de villes comme Shenzhen, Shanghai, Canton ou encore Pékin. Servis par une esthétique spectaculaire, ils sont les symboles de la réussite de l’empire du Milieu.

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De gauche à droite : le Burj Khalifa à Dubaï, le gratte-ciel le plus haut du monde. Le Chrysler Building à New York, chef-d’œuvre Art déco. L’une des tours du Lignon à Genève. Elle fait partie de la monumentale cité satellite construite en 1963 et 1971 par l’architecte Georges Addor.

MINCE ALORS !

Pour autant, New York n’a pas dit son dernier mot. La ville garde le traumatisme des attentats du 11  septembre 2001 qui avait vu deux avions de ligne s’écraser contre le World Trade Center (WTC), tours jumelles construites par l’architecte japonais Minoru Yamasaki en 1973 et figures emblématiques du skyline de Manhattan. On aurait cru le gratte-ciel à jamais mis en pause, voire carrément hors de propos : ses coûts de construction, ses faibles retours sur investissement, son emprise sur le paysage et l’environnement, le condamnant de fait à notre époque durable. C’est le contraire qui, pourtant, se déroule depuis deux décennies. À New York, les chantiers de gratte-ciel gigantesques s’ouvrent partout dans les rues. On ne parle pas seulement de One World Trade Center, longue aiguille de 546 mètres, bâtie en 2014 sur l’emplacement de l’ancien WTC et élu plus haut bâtiment de l’hémisphère occidental. Mais aussi de la nouvelle tendance de ces buildings « crayons » qui poussent à Manhattan comme des champignons. Haute de 435 mètres, la Steinway Tower est ainsi le gratte-ciel le plus étroit de la planète depuis 2021. Surtout, ces édifices sont un étalage de richesses à la verticale. On a baptisé « Billionaires Row » un bloc de sept buildings situés à la pointe sud de Central Park, où les prix des appartements se situent rarement en dessous de 50 millions de dollars. En 2021, 44% d’entre eux cherchaient toujours preneur. Toujours plus haut, toujours plus cher : New York et sa démesure sont devenus le laboratoire architectural de certains très grands bureaux. Et aussi leur vitrine. En 2006, Foster + Partners inaugurait la Hearst Tower, extension de 46 étages, fondée sur une structure à maille triangulaire posée sur le bâtiment historique de 1928 construit pour le magnat de la presse William Randolf Hearst. Tandis que les Bâlois Herzog & de Meuron inauguraient en 2017 le 56 Leonard Street, un immeuble à l’apparence de blocs empilés et à la façade intégralement vitrée qui lui donne cet aspect d’objet graphique pixellisé.

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