N° 147 - Été 2025

Le paysage d’une vie

L’artiste, cinéaste, militant et écrivain Derek Jarman a créé un jardin sur une plage de la côte du Kent. Protégé par une fondation, ce paysage culte survit désormais à son auteur, décédé du Sida en 1994. Spécialiste de l’artiste, la curatrice lausannoise Élise Lammer insuffle depuis 2018, l’esprit de ce jardin fantastique sur le terrain des résidences d’artistes de la Becque à la Tour-de-Peilz.

Il pensait qu’elles arriveraient à le sauver de la maladie. Que les plantes qu’il bichonnait depuis sept ans lui apporteraient les principes actifs capables de le guérir du V.I.H. Ce jardin était aussi pour Derek Jarman le moyen de s’assurer une continuité de la même manière que les peintres ou les écrivains, à travers leurs œuvres, laissent une trace pour la postérité.

L’artiste, cinéaste, militant et auteur britannique meurt en 1994, laissant derrière lui ce paysage fantasque planté au bord de la Manche où la végétation se mêle à des assemblages constitués de matériaux rejetés par la mer. Depuis la mort de l’artiste, et celle de son compagnon Keith Collins qui avait repris le flambeau après lui, le jardin est protégé par une fondation menée par l’actrice Tilda Swinton, l’une des muses du cinéaste dont il contribua à lancer la carrière.

Le petit cottage où Derek Jarman vivait.
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(Graham Prentice / Alamy)
Le petit cottage où Derek Jarman vivait. Une touche de couleur sur la plage désolée.

VENT PUISSANT

Tout était pourtant parti d’un désert. « Le jardin est situé à Dungeness, sur la côte du Kent. C’est une plage de galets, un endroit hostile constamment battu par les vents, où il ne pleut quasiment jamais et où l’air chargé de sel vous met au défi d’y faire pousser quoi que ce soit. C’est un tour de force d’avoir réussi à y cultiver des plantes, observe Élise Lammer, commissaire d’exposition, directrice de l’espace Halle Nord à Genève et dont le sujet de doctorat porte sur les jardins d’artistes, et notamment celui de Derek Jarman. La première fois que j’y suis allée, c’était terrible. Le souffle est tellement puissant que vous avancez, penché à 45 degrés. »

Sur place, il y a un cottage, un petit chalet noir aux encadrements de fenêtres jaunes qui se repère de très loin, comme une fleur éclatante dans un paysage gris et désolé. Et dont la baie vitrée du salon donne sur la cheminée de la centrale nucléaire locale, seul monument notable de la région. « J’ai commencé à m’intéresser à cet endroit en 2010. Je me trouvais à Londres pour mon master en curatorial critic, continue Élise Lammer. C’est la personnalité de Derek Jarman qui m’a amené à son jardin. Il se revendiquait queer. Ses films et ses écrits étaient célébrés dans les milieux intellectuels. Il était une icône de l’underground pendant ces années Thatcher qui ont été à la fois la pire et la meilleure période pour la création artistique britannique. »

La Becque
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(Julien Gremaud)
Élise Lammer s’est inspirée du jardin de Derek Jarman pour créer le paysage de La Becque, les résidences d’artistes de la Tour-de-Peilz.

AMATEUR ÉCLAIRÉ

Une figure bien plus respectable et respectée par sa douceur, son érudition et sa gentillesse que les punks déchirés des Sex Pistols. Invité régulier des plateaux télé, l’artiste va ainsi beaucoup œuvrer et démystifier les croyances et les craintes qui font passer les malades du sida pour des pestiférés. « C’est quelqu’un qui a toujours jardiné, reprend Élise Lammer. Cela vient de son éducation dans un milieu plutôt aisé. Mais son jardin contraste avec l’idée qu’on se fait des Anglais et de leur obsession pour la campagne et le jardinage élevé à un niveau de sport national. »

Ici, il n’y a rien de flamboyant ni de luxuriant. La nature y croît contre les éléments.

Sur la plage de Dungenes.
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(Howard Sooley)
Sur la plage de Dungeness, Derek Jarman cultivait des essences capables de résister à un climat hostile. Et agrémentait son jardin d’objets rejetés par la mer.

Derek Jarman acheta ce terrain l’année où il a fut diagnostiqué positif au V.I.H. Il passait son temps entre Londres, où il recevait son traitement antiviral et rencontrait ses producteurs, et Dungeness, où il écrivait tout en agrémentant son jardin de sculptures fabriquées avec des débris d’objets glanés sur la plage. « Il avait une formation artistique, mais restait complètement autodidacte dans sa pratique. J’aime bien cette idée d’amateurisme, qui n’est pas du tout négative. C’est une bonne façon de renverser la notion de classe qui était particulièrement prégnante dans l’Angleterre de cette époque. »

Les sept années lors desquelles Derek Jarman vécu à Dungeness sont sans doute les plus productives de sa vie. C’est notamment là que l’artiste se lance dans la rédaction de Modern Nature, son journal intime. Ouvrage en forme de mémoires dans lequel il consigne ses états d’âme, casse son image de gendre parfait en racontant ses nuits de drague et ses expériences horticoles y compris la liste des plantes qu’il cultive. Une mine d’or pour Élise Lammer qui, dès 2018, se met en tête de reproduire ce jardin, mais sur les rives du Léman.

Plus précisément sur le terrain de La Becque à La Tour-de-Peilz, où se trouvent des résidences d’artistes. « Le jardin de Jarman avait servi de décor pour de nombreux films, c’était vraiment un lieu de vie. Le projet était d’entrer dans sa pratique par les plantes, d’observer l’évolution de la flore et comment les résidents y répondent. Luc Meier, le directeur de La Becque, a tout de suite été partant. »

ATTENTION AUX AUTRES

Pour autant, il n’était pas question de recréer le jardin à l’identique, déjà parce que comparé à la côte du Kent, le climat de la Riviera vaudoise, c’est quand même le paradis.

Le projet n’était pas non plus d’édifier un mausolée à l’artiste, mais d’actualiser sa pensée avec un programme d’événements artistiques regroupés sous l’intitulé-hommage de Modern Nature et comprenant des installations et pas mal de performances. « Pour la végétation, nous avons travaillé avec l’Atelier du paysage à Lausanne, dont l’approche a été sensibilisée par celle du paysagiste Gilles Clément, qui est l’exact contemporain de Jarman. Les deux ne se sont jamais rencontrés, mais partagent plusieurs points communs, comme l’idée de régénération et de travailler avec les éléments qui se trouvent sur place. À La Becque, l’herbe est coupée une fois par an et les prairies poussent librement entre les pavillons. C’est beau, fourmillant d’insectes et foisonnant. »

L’artiste, cinéaste et militant dans son jardin en 1990.
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(Howard Sooley)
L’artiste, cinéaste et militant dans son jardin en 1990.

En septembre, Élise Lammer présentera à Halle Nord, des sculptures de l’artiste britannique dans le cadre d’une exposition consacrée aux jardins d’artistes comme espace d’émancipation avec des œuvres de Camille Henrot, de Mai-Thu Perret ou encore de Jacopo Belloni. « Je trouve intéressant d’appliquer des concepts écologiques à des fonctionnements sociaux. Dans le cas de Derek Jarman, je ne le considère pas comme quelqu’un qui ferait de l’art avec son jardin. Mais plutôt comme un jardinier qui, en prenant soin de ses plantes, apporterait une certaine forme d’attention aux autres. Un principe qui dépasse les notions de genre, de classe et de goût. Et exprime aussi, d’une certaine façon, une forme d’amour. »

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