N° 138 - Été

La culture dans le néant

Concerts virtuels, sac à main pour avatars et œuvres d’art numériques qui s’affichent à prix d’or : comment les métavers vont-ils, peut-être, transformer nos pratiques culturelles ?

L’année dernière, Gucci tentait une expérience. Pendant un mois, la marque de luxe italienne ouvrait son Gucci Garden sur Roblox, le métavers préféré de la génération Z. Dans les méandres d’un immense labyrinthe décoré de plantes numériques, l’avatar du visiteur léchait des vitrines exposant différents accessoires de la maison toscane. Des lunettes et des bobs en jeans parfaitement virtuels, mais « produits » en édition limitée, étaient vendus entre 1,2 et 9  dollars, certaines pièces, cachées, étant offertes aux plus pugnaces qui les trouvaient. Clou du shopping : le sac Gucci Dionysus avec motif d’abeilles vendu 4,75  dollars dans le jardin imaginaire de Gucci, mais dont la rareté faisait ensuite grimper le prix à 4100  dollars sur la plateforme d’échange de Roblox, soit bien plus cher que les 3400 dollars du vrai sac en boutique.

Gucci Garden virtuel
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(DR)
Dans son Gucci Garden virtuel, la marque de luxe italienne vendait, en 2021, de la mode pour avatars.

NOUVELLES VANITÉS

Au fait : à quoi serviront ces objets que personne ne peut porter dans la vie ? À habiller son avatar. Si, si. De la même manière que dans la rue, la mode est un indicateur de statut social, le double virtuel se doit donc lui aussi d’être chic. Une attitude qui échappe à toute une catégorie de la population pour qui acheter un pantalon en ligne représente l’ultime sacrifice au progrès. Mais pas chez les jeunes pour qui payer pour améliorer le look de leurs personnages dans certains jeux vidéo appartient aux pratiques courantes. « La sphère économique découvre ces mondes qui existent depuis très longtemps, analyse Nicolas Nova, socioanthropologue, cofondateur du Near Future Laboratory et enseignant à la Haute École d’art et de design de Genève. Elle cherche à les conquérir en en créant de nouveaux. Pas sûr qu’elle y parvienne, car fédérer une communauté demande du temps et un savoir-faire. Présents depuis plus de dix ans, des univers ludiques comme Minecraft, Roblox ou Fortnite peuvent déjà compter sur une formidable masse critique d’utilisateurs. »

N’empêche, cette économie qui génère du désir et beaucoup d’argent sur des apparences impalpables motive les marques de luxe qui se lancent dans cette aventure à laquelle elles croient dur comme fer. « Qui sait à quoi ressemblera l’industrie de la mode dans dix ans ? expliquait Marco Bizzari, patron de Gucci, à l’agence Associated Press au lancement du Gucci Garden. Nous voulons démarrer avant tout le monde. Ce ne sera sans doute pas tout de suite une source de vente importante, mais demain cela pourrait représenter une véritable opportunité de business. »

L’ART DE L’IMMATÉRIEL

Au-delà du monde des affaires pour qui ces objets virtuels ouvrent de juteuses perspectives, quels impacts auront-ils sur la culture ? Dans l’art, on en mesure déjà les profonds bouleversements : le marché n’a plus que les trois lettres NFT sur les lèvres. Ces non-fungible token sont des certificats numériques qui garantissent à celui qui les achète la propriété d’une œuvre numérique dont l’image est par ailleurs accessible à tout le monde sur internet. Dans son dernier rapport sur le marché de l’art en 2021, Art Basel/UBS révélait que le nombre de transactions NFT a été multiplié par plus de 100 l’année dernière pour atteindre la somme totale de 2,6 milliards de dollars. Après les artistes qui élèvent l’appât du gain au rang des beaux-arts – Damien Hirst et Jeff Koons –, les musées et les galeries s’y sont mis. Au-delà de l’effet de mode, c’est aussi le moyen d’empêcher n’importe qui de vendre le NFT de n’importe quoi. Le Musée Picasso à Paris traque ainsi les faussaires qui foulent au pied les droits d’auteurs du maître catalan.

JE NE SUIS PAS CONVAINCU QUE LES GENS SE PRÉCIPITERONT POUR ASSISTER À CE TYPE DE SHOW VIRTUEL.

Nicola Nova, , socioanthropologue

Les autres, comme le British Museum, prennent les devants en proposant les NFT de certaines œuvres de leurs collections. Comme pour les accessoires de mode se pose la question de l’exposition de ces œuvres immatérielles. Le métavers y répond. Des collectionneurs y installent des salles d’exposition virtuelles qu’ils visitent, et font visiter à d’autres, depuis un écran. Plus de souci, ni de stockage, ni d’espace à disposition : le métavers étant par essence infini, les murs des galeries s’y repoussent en quelques clics. Mais n’y a-t-il pas une sorte de tristesse à contempler la fin du spectacle collectif que représente aussi bien un concert qu’une exposition ? « Verra-t-on l’émergence d’une culture particulière sur les métavers ? » s’interroge Nicolas Nova. Je ne suis pas forcément convaincu que les gens se précipiteront pour aller assister à ce type de show virtuel. La chose peut marcher une fois, peut-être deux, mais son succès ne peut pas se répéter à l’infini. Ou alors à l’occasion, dans un univers alternatif pour qui ce type d’activité n’est pas l’enjeu principal. »

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(JMJ)
L’avatar de Jean-Michel Jarre lors de son concert Welcome To The Other Side dans une Notre-Dame virtuelle recréée sur le métavers VRCHat.

Jean-Michel Jarre rassemblait ainsi 2800 personnes sur le réseau social virtuel VRChat, à l’occasion de son concert Welcome To The Other Side en 2021 dans la nef d’une Notre-Dame de Paris reconstruite au pixel près. Une paille en regard des 12,3 millions d’avatars-spectateurs réunis par le rappeur Travis Scott sur Fortnite en 2020. Fortnite n’est pas à proprement parler un métavers, mais un jeu vidéo en ligne qui compte plus de 350 millions d’adeptes. De quoi faire rêver tous les organisateurs de tournées. D’autant plus que jouer sur la scène d’un monde parallèle, c’est repousser les limites de la créativité. Le grand spectacle y est garanti avec effets pyrotechniques, machines de scène énormes, plateau sous-marin, jeux de lumière dantesques et une version gigantesque du rappeur texan dans des tenues extravagantes, complètement impossibles de ce côté-ci de la vraie vie. « C’est un cas intéressant, reprend le socioanthropologue. Fortnite est avant tout un jeu vidéo dans lequel l’organisation d’un concert est un exercice annexe. C’est justement pour cela que ce genre d’événement attire un monde fou, parce que sur Fortnite, les gens passent surtout beaucoup de temps à jouer ensemble. Je ne suis pas sûr qu’un métavers uniquement consacré aux spectacles, marcherait. Facebook le sait et, justement, recrute à tour de bras des développeurs spécialisés dans les jeux vidéo. » Cela dit, il y a une grande différence entre consulter son fil Facebook et fréquenter un métavers.

Déjà pour une question d’âge. « Ses utilisateurs ayant petit à petit vieilli, il n’est pas dit que l’expérience virtuelle les attire particulièrement. Si le but de Mark Zuckerberg est de faire revenir les jeunes qui délaissent Facebook, là aussi j’ai un doute. Pour qu’un métavers vive, il faut savoir l’animer, faire en sorte d’occuper sa communauté, la réunir autour d’objectifs communs en déclenchant des comportements de collection, d’envie et de séduction. Ce que savent très bien faire les plateformes de jeux vidéo qui ont des années d’expérience dans ce domaine. Sinon, le risque est d’avoir une coquille vide dans laquelle les gens errent sans buts et finissent par se lasser. » Ce qui a été le cas de Second Life qui a gentiment été délaissé une fois l’effet de curiosité passé. « Du point de vue des pratiques culturelles, il est frappant de constater que quand l’intention est ludique, l’expérience fonctionne. Par contre, quand un métavers se définit comme un monde totalement ouvert où tout est possible, il suscite un enthousiasme temporaire. D’une part parce qu’au bout d’un moment, les gens ne savent plus quoi y faire, d’autre part parce que ceux qui pensent y trouver un espace de liberté totale pour y assouvir des déviances et toutes sortes de fantasmes en ressortent déçus. Et vu les règles très strictes que Facebook applique déjà aux contenus, je ne pense pas que son métavers colle très bien avec cette idée. »

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