N° 139 - Automne

« Le pire ? Démolir pour reconstruire mieux »

Guillaume Habert dirige la chaire de construction durable à l’École Polytechnique Fédérale de Zurich. Spécialiste des études sur la terre, l’atmosphère et les océans, il explique les enjeux d’une architecture qui doit non seulement s’adapter aux changements climatiques, mais aussi apprendre à ne plus polluer.

L’architecture et la construction ont-elles un rôle essentiel à jouer dans la transition climatique ?

Naturellement. À l’échelle mondiale, le bâtiment – qu’il s’agisse de l’édifier, de le rénover, de le démolir ou tout simplement de l’utiliser – représente une proportion importante des émissions de CO2. On estime que 15 à 20% de ces dernières proviennent des activités de construction, l’usage des immeubles (habitat, travail, commerce) générant 10 à 20% supplémentaires. En Suisse, le CO2 est surtout produit par l’utilisation du bâti et son chauffage ; on parle de 30% des émissions ; la construction, la démolition, la rénovation y ajoutent 10%. En somme, les immeubles sont globalement responsables de 40% de ce CO2 que l’on cherche à réduire pour lutter contre le dérèglement climatique. Ce ne sont pas là des chiffres faciles à appréhender pour le grand public ; le fait qu’un bâtiment dégage du CO2 n’est ni intuitif ni simple à expliquer.

Comment diminuer ces émissions ?

Dans le contexte suisse, il convient tout d’abord de dynamiter un lieu commun particulièrement vivace : la pire des solutions est de « démolir pour reconstruire mieux ». Bien des maîtres d’ouvrage pensent ainsi bien faire, puisque les immeubles modernes sont plus vertueux en termes écologiques. Mais c’est une erreur : on cumule de la sorte la production de CO2 de la démolition et de la construction neuve ! Il est très long et difficile de compenser avec les économies ultérieures cette véritable explosion d’émissions. Ce qui importe, c’est de rénover l’existant, en utilisant des matériaux quasi décarbonés. À titre d’exemple, des isolants comme la laine de verre ou le polystyrène, générateurs de CO2, doivent, partout où cela est possible, être remplacés par des équivalents biosourcés comme la cellulose, composée de papier et de tissu recyclés, ou de la laine de bois provenant de déchets de scierie. Le choix s’étend régulièrement, y compris pour de grands bâtiments : bottes de paille, chanvre… Certains de ces matériaux « piègent » même le carbone.

L’immeuble idéal.
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(Illustration Nicolas Zentner)
L’immeuble idéal : 6 étages bien isolés, équipé de panneaux solaires, chauffé par géothermie et proche des transports publics.

Outre la maîtrise des procédés de construction, la notion du prix reste tout de même importante. Construire de façon plus responsable revient-il plus cher ?

Un peu plus cher, en effet. Mais cette option hautement recommandable présente d’autres avantages : outre la protection de la planète et de son avenir, les matériaux de construction peu carbonés régulent mieux l’hygrométrie dans le bâtiment et induisent un meilleur confort en été pour ses usagers. Il ne fait aucun doute que nos pays tempérés vont devoir affronter de plus en plus de vagues de chaleur ; or les éléments biosourcés permettent d’y faire face dans de meilleures conditions que les matériaux conventionnels. Les coûts supplémentaires d’un choix « durable » – qui se réduisent d’ailleurs avec la hausse actuelle du prix de l’énergie – sont nettement moins rebutants lorsqu’on songe aux effets tangibles du réchauffement climatique.

Nos architectes sont-ils prêts à cette évolution ?

Je le crois. De plus en plus de professionnels sont formés à intervenir de la sorte. L’architecture n’a pas qu’une vocation esthétique : c’est aussi savoir utiliser le bon matériau au bon endroit. Je suis optimiste à cet égard, car je constate que cette idée est de plus en plus dominante, tant à l’échelon des professeurs que de leurs étudiants. Autre point qui évolue aussi, sous la pression des jeunes architectes : si l’on veut économiser du CO2, il faut aussi recourir à l’économie de matière. Autrement dit, inverser la tendance suisse à construire de plus en plus de mètres carrés par personne. Un futur plus serein signifie sans doute une nouvelle architecture, qui découvre comment on peut partager l’espace tout en gardant son intimité. Chaque famille n’a pas besoin à plein temps d’une chambre d’ami. Pourquoi ne pas mutualiser de tels équipements, avec de nouvelles formes d’habitat, sans sacrifier la qualité de vie ? Des compromis entre résidence privée et parties communes pourront être trouvés. Au sein des logements, le télétravail « promu » par la pandémie a aussi montré que les usages de certaines pièces pouvaient être multiples. Tout cela réduit la consommation de terrain et les transports pendulaires. Faisons preuve d’inventivité !

IL FAUT INVERSER LA TENDANCE SUISSE À CONSTRUIRE DE PLUS EN PLUS DE MÈTRES CARRÉS PAR PERSONNE. DE LA MÊME MANIÈRE, CHAQUE FAMILLE N’A PAS BESOIN À PLEIN TEMPS D’UNE CHAMBRE D’AMI.

Guillaume Habert, directeur de la chaire de construction durable à l’EPFZ

Si je vous comprends bien, le rêve – caressé par certains – de posséder une petite villa avec son jardin n’est plus vraiment d’actualité ?

Cette aspiration sociale à un symbole de réussite n’a effectivement pas grand sens sur le plan écologique. Une villa classique sur une parcelle de taille moyenne signifie beaucoup de matériau, et donc de CO2, par rapport au nombre de personnes logées. Il y a des effets en matière d’infrastructures (énergie, transports…) et aucune ressource n’est utilisée de façon vraiment efficace. J’espère sincèrement que peu à peu, les générations futures auront d’autres rêves, par exemple celui d’habiter dans un immeuble à faible empreinte carbone, de cinq à sept étages – c’est la dimension optimale – et placé à proximité des lignes de transport public. Un urbanisme dense, mais convivial, une architecture évolutive, voilà ce que l’on peut souhaiter pour relever les défis de l’avenir.

Toujours est-il qu’il existe partout en Suisse d’importantes zones villas. Faut-il les densifier ? L’expérience genevoise a donné des résultats mitigés.

On peut partir du principe qu’en Suisse, il existe assez de bâtiments à l’heure actuelle. La question est de déterminer comment nous pourrions mieux les utiliser. Ajouter des étages lorsque c’est possible et construire la ville sur la ville sont des pistes prioritaires. Je le répète, le pire est de démolir, puis de reconstruire.

L’État devrait-il prendre des mesures plus généreuses, plus incitatives, plus contraignantes ?

Il convient d’encourager à une meilleure isolation de l’habitat existant et à l’abandon progressif des énergies fossiles. Le problème est d’accélérer la transition vers des énergies plus propres, telles que les pompes à chaleur, la géothermie ou les pellets, plutôt que le gaz et le mazout. Mais si le prix des énergies augmente, on se retrouve avec une révolte des plus défavorisés, du type de celle des « gilets jaunes » en France, lorsque le gouvernement a voulu taxer davantage les carburants. En Suède, on est parvenu à taxer le fossile tout en aidant les ménages à passer à des énergies plus acceptables. Tout ne peut se faire d’un seul coup, malgré l’urgence climatique. La guerre en Ukraine a montré la dépendance de nos économies par rapport au gaz et au pétrole.

La solution décarbonée serait-elle finalement le nucléaire ?

Personnellement, je ne vois pas l’atome comme une énergie d’avenir. Construire de nouvelles centrales voudrait dire que l’on aurait de l’électricité dans vingt ans. Tout au plus peut-on maintenir les infrastructures en fonction, le temps de la transition. Ce qui serait utile, c’est de multiplier les panneaux solaires partout où cela est possible. Avec les modèles plus efficaces et moins lourds qui existent aujourd’hui, on aura de l’électricité propre, très vite.

Les défenseurs du patrimoine n’aiment pas beaucoup les panneaux solaires et encore moins les éoliennes…

Ce n’est pas un choix facile et si on pense aux générations futures, préserver le patrimoine est essentiel. Mais un environnement sain et un univers où l’on puisse respirer, c’est aussi un legs important à nos successeurs. Chaque cas doit être examiné, mais il faut un élan global si nous voulons atteindre les objectifs vitaux de diminution des émissions de CO2.

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