N° 135 - Été 2021

Délit d’expression

Tous les jours ou presque, le monde résonne d’une nouvelle sortie des partisans de la « cancel culture », des décoloniaux et des défenseurs de l’inclusif. Une croisade vertueuse qui pousse à la censure, voire à l’autocensure.

Le Musée d’ethnographie de Genève, emboîtant sans l’avouer le pas à la vibrionnante présidente du Conseil international des musées (ICOM, lié à l’UNESCO), lance un concours citoyen pour changer son nom. À la tête de l’ICOM, la Danoise Jette Sandhal martèle en effet que « la définition du musée doit être historicisée, contextualisée, dénaturalisée et décolonialisée ». Au même moment, la militante de gauche et journaliste Audrey Pulvar crée la polémique en estimant qu’en France, des réunions politiques peuvent être interdites aux blancs, à moins qu’ils ne gardent le silence. Elle a, depuis, rétropédalé laborieusement à la demande de sa marraine politique Anne Hidalgo, qui sait qu’une élection se gagne à la majorité. Tout cela se passe alors qu’en Suisse, les foudres bien-pensantes s’abattent sur Claude-Inga Barbey, en raison d’un sketch plaisantant sur les termes liés au changement de genre des personnes transgenres.

#135 – Dossier – Caricature montrant Benjamin Netanyahou et Donald Trump.
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© DR
Publiée en 2019 dans le « New York Times », cette caricature montrant Benjamin Netanyahou et Donald Trump avait suscité un tollé. Ce qui avait décidé le quotidien américain de cesser définitivement la publication de dessins de presse.

RÉFLEXION PARALYSÉE

Rien de nouveau sous le soleil : le brillant dessinateur Chappatte, qui collectionne les distinctions et fait la joie des lecteurs de grands quotidiens, s’est vu en 2019 couper la plume par le New York Times, lequel a renoncé d’ailleurs à tout dessin humoristique après les protestations contre une caricature… d’un autre dessinateur. Tout comme Xavier Gorce a quitté Le Monde, après vingt ans de collaboration, suite à un dessin sur l’inceste pour lequel la rédaction s’était platement excusée. Religion, origine, orientation sexuelle, genre, transgenre, statut social, maladie, physique : plus rien ne peut être utilisé à des fins de satire. Chappatte, dans une lettre ouverte au journal Le Temps, s’inquiète à juste titre : « Je crains que l’enjeu, au-delà des caricatures, soit plus généralement le journalisme et la presse d’opinion. Nous vivons dans un monde où la horde moralisatrice se rassemble sur les médias sociaux et s’abat comme un orage subit sur les rédactions. Cela oblige les éditeurs à prendre des contre-mesures immédiates, paralyse toute réflexion, bloque toute discussion. Twitter est un lieu de fureur, pas de débat. Le ton de la conversation est donné par les voix les plus déchaînées, et les foules en colère suivent. Si les dessins de presse sont une cible de choix, c’est en raison de leur nature et de leur visibilité : ils condensent une opinion, ce sont des raccourcis visuels qui ont une capacité sans pareille à frapper les esprits. C’est leur force, et leur faiblesse. Mais je crois que les dessins sont surtout révélateurs. Souvent, la véritable cible, derrière la caricature, c’est le média qui l’a publiée. » Ou le journaliste, serait-on tenté d’ajouter.

NOUS VIVONS DANS UN MONDE OÙ LA HORDE MORALISATRICE SE RASSEMBLE SUR LES MÉDIAS SOCIAUX ET S’ABAT COMME UN ORAGE SUBIT SUR LES RÉDACTIONS.

Patrick Chappatte, Dessinateur

« BLACK AND WHITE »

Par conséquent, il y a un risque manifeste d’autocensure, de démonstration anticipée d’absence de préjugés : certains médias adoptent l’écriture inclusive – rendant illisibles leurs articles. D’autres, comme le New York Times, écrivent dorénavant « Black » avec une majuscule et « white » avec une minuscule. Les invités ou chroniqueurs inconscients qui ne se préoccupent pas du politiquement correct sont rétrogradés au rang de polémistes, assortis de qualificatifs comme « controversé » ou « sulfureux », avant d’être bannis des plateaux et des colonnes. Le moindre soupçon de sexisme ou de geste déplacé est instruit et jugé par le tribunal des réseaux sociaux, amenant une condamnation sans appel. Il convient donc d’être prudent, de conserver un conformisme attentif. La tâche n’est pas facile. L’organisateur d’une exposition antiraciste en Amérique a dû renoncer à son projet parce qu’il était un « mâle blanc cisgenre » et qu’un tel sujet ne pouvait être traité « avec la vision d’un représentant des dominateurs », ce que le footballeur Lilian Thuram a appelé « la pensée blanche ».

TOUT UN SYMBOLE

Natacha Polony, directrice de l’hebdomadaire français Marianne, pourfend souvent la complicité des institutions : les thèses extrémistes, aboutissant à une vraie ségrégation et au communautarisme antirépublicain, sont représentées aux plus hauts niveaux des universités et des lieux de pouvoir. Emmanuel Macron n’a-t-il pas utilisé le terme de « mâle blanc » dans un discours ? Aurait-il pu dire « femelle noire » ? « Dans nos sociétés, vous avez déjà tort si vous êtes un homme blanc cisgenre de plus de 50 ans », observe Natacha Polony, qui désespère de voir l’universalisme et l’égalité républicains céder devant l’offensive des woke (les éveillés). On rejoint là l’idée des féministes genevoises refusant la présence d’hommes dans leurs manifestations, sauf s’ils portent un signe les identifiant comme LGBT+. Ce signe, une étoile, est en lui-même un symbole.

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