N° 140 - Printemps 2023

Le bidonville, le laboratoire de la ville de demain

Pauvre, voire misérable, le bidonville est cet endroit où l’on ne souhaite à personne de vivre. Si la réalité n’y est pas forcément rose, il est aussi un espace dynamique et innovant où se développent des solutions durables et économiques.

Vous l’ignoriez peut-être, mais le terme bidonville, inventé dans les années 30, désigne un quartier situé au Maroc, à Casablanca, où les maisons étaient faites de bidons… Comme les favelas au Brésil, ces endroits bâtis de bric et de broc sont à la fois devenus des toponymes et des mots passés dans le langage courant. Avec toujours un aspect péjoratif, aussi bien en français qu’en anglais avec le terme slum, qui désigne également un lieu forcément pauvre, voire misérable, où l’on ne souhaite à personne de vivre. Alors que la réalité, si elle n’est pas évidement rose, peut être différente.

En droit, la définition du bidonville n’existe pas vraiment. Pour les Nations Unies, on retrouve toutefois quelques critères communs à travers le monde : le défaut de titres réguliers pour y résider ; l’absence de connexion aux réseaux d’assainissement en eau ; pas de constructions solides ; des zones toujours surpeuplées. À l’heure qu’il est, environ 1 milliard de personnes y vivent (dont 4 millions à Mexico), soit un humain sur huit.

Le township de Soweto.
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(Rich T photo)
Le township de Soweto, en périphérie de Johannesburg, est le plus grand d’Afrique du Sud.

Il en existe dans pratiquement tous les pays du monde, mais pas en Suisse à proprement parler. La situation du logement des plus démunis n’y est pas parfaite, mais elle a bien changé depuis la diffusion, en 1960, d’un reportage de l’émission de la RTS «Continents sans visa». Celui-ci avait révélé les conditions de vie de familles vivant dans une telle précarité en Suisse romande qu’elles n’avaient pas d’autre possibilité que d’habiter des bidonvilles aux abords des zones industrielles.

CITÉS DU BONHEUR

En Europe, le plus grand se situe à Madrid, peuplé d’environ 10’000  habitants. « Si vous vous intéressez à ceux de Nairobi ou de Bombay, on parle alors de centaines de milliers de personnes, souligne le chercheur français Julien Damon, professeur associé à Sciences Po, auteur de Un monde de bidonvilles. Migrations et urbanisme informel (Éd. du Seuil). Le monde vit une ‹ bidonvillisation ›, avec notamment les crises migratoires en Europe et l’urbanisation grandissante en Afrique. Lagos ou Kinshasa seront bientôt les plus grandes villes du monde. On parle de 80 millions d’habitants à Kinshasa en 2100 ! »

Le bidonville de Colaba.
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(Primo Dul Ravel / Alamy Stock Photo)
Une rue dans un bidonville de Colaba, un quartier de Bombay.

Le chercheur exhorte pourtant à ne pas réduire les bidonvilles à l’image épouvantable que peuvent véhiculer les films de cinéma ou les médias. Certes, Julien Damon appelle à ne pas « les célébrer, mais il faut aussi se dire que les gens qui y habitent n’aspirent pas forcément à en partir. » Parce que certains, notamment en Inde, y trouvent de quoi se loger pour quelques dollars par jour, chose impensable ailleurs. Parce que si celui de l’île française de Mayotte est régulièrement dénoncé par les associations pour sa misère, d’autres y sont surtout peuplés par des classes moyennes, venues en ville quand les plus pauvres, eux, restent en zone rurale.

« Ce sont des villes modulaires, sans voiture, à l’empreinte environnementale plus faible qu’ailleurs, où l’on innove énormément. Des espaces très dynamiques où grandissent des startups, où on improvise beaucoup, reprend Julien Damon. Il n’y a pas plus dense que les bidonvilles, certains comptent 100’000  personnes au kilomètre carré avec des populations très jeunes. Bien sûr, il ne faut pas tomber dans une vision esthétisante des choses, mais les gens y vivent, y sont scolarisés, s’y marient. Il y a du bonheur dans les bidonvilles. » Lauréat du prix Mies van der Rohe 2019, l’architecte Christophe Hutin a choisi son métier après avoir bâti des maisons en tôle en Afrique du Sud, notamment à Soweto, le célèbre township de Johannesburg. Cité dans un article paru dans Le Monde, il raconte : « Une fois élu, Mandela a donné les terrains à ceux qui les avaient squattés, ils sont ainsi devenus propriétaires de leur maison. Le samedi, on était tout le temps invités à des fêtes. Des mariages généralement… Et le dimanche matin, on construisait la maison des mariés ! On allait sur la route acheter des panneaux de tôle. On en récupérait aussi d’anciennes maisons, on les brossait, on les redressait comme on pouvait, on récupérait des bouts de bois comme ça, des clous qu’on détordait… On avait peu d’outils. La forme de la maison dépendait de celles qui étaient autour, autant que de ce qu’on avait à disposition. Mais, en trois heures, c’était construit et les mariés avaient leur lieu de vie, pour eux et leur future famille. »

Et l’architecte bordelais, qui représenta la France à la 17e Biennale internationale d’architecture de Venise 2021, d’ajouter : « Économie de moyens radicale, culture du recyclage, c’est une manière de faire intéressante, qui présente bien des vertus au regard de la situation actuelle, du défi posé par la crise environnementale. »

Le bidonville de Malang.
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(syahrir maulana / Alamy Stock Photo)
Vue aérienne du bidonville de Malang avec ses maisons colorées sur l’île de Java en Indonésie.

POIDS ÉCONOMIQUE

Certes, les bidonvilles demeurent des endroits où la vie n’a rien d’aisé. Où sévissent, rappelle Julien Damon, « des phénomènes de contagion, de délinquance, de mafia. Une gouvernance informelle, avec toujours un socle illégal et des chefs, les ’ Big Men ’ que l’on retrouve partout. » Depuis plusieurs années, la vision uniquement négative de ces gigantesques ensembles urbains tend à s’atténuer. Pour les urbanistes et architectes, les bidonvilles sont devenus des chances urbaines, comme des laboratoires de ce que seront certaines villes de demain.

La mode actuelle des tiny houses, ces toutes petites maisons (pour le coup très confortables) qui peuplent les magazines de décoration, vient tout droit des bidonvilles. Que sont-elles d’autre que des constructions optimisées avec des espaces de vie adaptables et multifonctionnels ? Des systèmes d’entraide y sont aussi développés. Des économies locales se créent, de telle manière qu’aujourd’hui, les slums indiens dégagent de l’argent. Il serait intéressant de considérer leur poids, notamment, dans l’industrie mondiale du textile. Quand quelque chose se casse, on le répare ensemble dans des logiques fortes de recyclage. Ce que les pays européens semblent redécouvrir ces dernières années avec l’essor d’associations ou de startups spécialisées dans le petit bricolage et la réparation, des appareils ménagers aux vélos en passant par les meubles ou les ordinateurs. Comme si, ironiquement, les bidonvilles nous indiquaient la marche à suivre pour l’avenir.

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