N° 147 - Été 2025

Une belle nature

Des jardins suspendus de Babylone aux créations des paysagistes contemporains, des jardins français tirés au cordeau à ceux, sauvages, des anglais, comment notre rapport à la nature domestiquée a-t-il évolué ?

« Le jardin qu’on appelle suspendu, parce qu’il est planté au-dessus du sol, est cultivé en l’air ; et les racines des arbres font comme un toit, tout en haut, au-dessus de la terre. » C’est ainsi que Philon de Byzance, visitant Babylone, décrit, au IIIe siècle avant notre ère, ces fameux jardins suspendus, censément voulus par l’empereur Nabuchodosor II pour sortir du spleen son épouse Amytis originaire de Médie, dans l’actuel Iran, nostalgique de ses montagnes natales. Ce paysage mythique qui cultive encore aujourd’hui l’imaginaire d’un Orient romantique appartient déjà, à son époque, aux sept merveilles du monde. Même si leur existence est toujours sujette à caution – aucun auteur ne s’entend ni sur ses véritables dimensions ni sur son foisonnement supposé – les jardins suspendus sont parmi les premiers exemples documentés d’un paysage façonné par la main de l’homme.

À la Renaissance, cette domestication du naturel pour le pur plaisir de l’agrément prend un tour philosophique. La période a vu le retour d’une pensée antique qui emprunte à la nature. Le maniérisme, qui lui succède, va pousser cette harmonie artistique dans une voie plus rustique. Comme dans le jardin de Bomarzo imaginé vers 1550 par l’architecte Pirro Ligorio, également auteur du jardin de la villa d’Este, avec ses monuments « grotesques » en forme de monstres qui donnent d’ailleurs son nom au parc. Et à Florence, où juste derrière le Palazzo Pitti, Éléonore de Tolède, femme de Cosme Ier de Médicis, commande un jardin remarquable à Niccolo Tribolo. Il est architecte, mais aussi sculpteur, et a déjà œuvré à la villa Medicea di Castello où il a conçu la Grotta degli Animali, la grotte des animaux, extraordinaire construction paysagère où les sculptures de Giambologna tiennent la vedette.

Tribolo se lance dans le chantier du jardin de Boboli, mais décède en 1550, juste après son ouverture. Bartolomeo Ammanati, lui aussi architecte et sculpteur, lui succède. Avec la complicité de l’artiste Giorgio Vasari et du sculpteur Bernardo Buontalenti, il invente un théâtre de verdure dans lequel petits temples, grottes, sculptures – on recycle même Les Esclaves de Michel-Ange, statues inachevées destinées à l’origine au tombeau du pape Jules II – et fontaines inspirées de la mythologie mettent en scène une végétation luxuriante.

Une entrée monstrueuse du parc des monstres à Bomarzo.
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Une entrée monstrueuse du parc des monstres à Bomarzo.

SYMBOLE DU POUVOIR

Ce jardin scénographié, qu’on appellera désormais à l’italienne, sert aussi de manifeste. Son rôle qui doit témoigner de la puissance de son propriétaire culmine au XVIIe siècle sous le règne de Louis XIV. Le roi, qui veut que l’univers se plie à son image, va faire des jardins de Versailles le miroir végétal de son pouvoir absolu. Construit sur un ancien marais, son château doit permettre de rassembler la cour – pour mieux la contrôler – mais aussi servir d’objet de propagande, toutes les monarchies d’Europe s’évertuant à copier le palais où règne l’or et les arts. Le jardin est particulièrement soigné.

Le monarque confie à André Le Nôtre, que le souverain recueille auprès de son ancien surintendant des finances Nicolas Fouquet, tombé en disgrâce, l’œuvre de toute une vie. De 1645 à sa mort en 1700, le jardinier du roi va imposer un style : le jardin à la française avec ses allées à angles aigus, ses perspectives spectaculaires, ses bosquets et ses pièces d’eau. À Versailles, Le Nôtre se surpasse pour adapter le jardin au programme imposé par un Louis  XIV qui s’identifie à Apollon et au Soleil. Comme à Boboli, végétation et sculptures – on dénombre 221  statues – s’entremêlent dans un décor qui doit couper le souffle aux visiteurs.

L’Orangerie de Versailles.
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L’Orangerie de Versailles avec ses allées à angles aigus et ses bosquets géométriques.

PAYSAGE PITTORESQUE

Si en France, les jardins sont tracés à la règle, de l’autre côté de la Manche, on laisse la nature sans contrainte. Les arbres poussent librement, les végétaux sont choisis en fonction de leurs couleurs et la flânerie ménage des « surprises » aux promeneurs à travers les fabriques de jardins, ces édifices décoratifs – fausses tours et ruines factices – qui n’ont d’autres buts que de « dramatiser » le paysage. Le jardin à l’anglaise s’organise ainsi selon des cheminements sinueux qui ouvrent sur des points de vue pittoresques, terme relatif à la peinture signifiant « ce qui vaut la peine d’être peint ». Alors qu’en France et en Italie, ce sont des jardiniers, des architectes et des sculpteurs qui dessinent les plans des espaces verts, en Angleterre la tâche est davantage confiée à des peintres. Comme William Kent à qui on attribue l’invention de ces jardins-paysages. Tandis que William Hogarth souligne « la beauté d’une ligne ondulée pour que la nature soit bonne. »

La rocaille du parc La Grange.
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La rocaille du parc La Grange. En 1872, William Favre transforme ses jardins à la française en espaces verts pittoresques, à l’anglaise.

Sous l’influence d’une esthétique privilégiant la redécouverte de la nature sous son aspect sauvage et poétique, où la forêt, la montagne n’évoquent plus le danger, le formalisme géométrique s’abstrait de la symbolique occidentale portée par les plantes : couleur des fruits (plantes à fruits jaunes cultivées du côté du lever du soleil) et nombres particuliers de plants (système harmonique du Moyen Âge fondé sur le chiffre 8). Au XIXe siècle, cette mode du jardin sauvage va essaimer jusqu’à Genève où, depuis 1768, le parc La Grange est organisé en parcelles d’arbres rectilignes et en parterres orthogonaux. Dès 1872, William Favre, son dernier propriétaire, renverse cet ordre établi avec des mouvements de terrain, de nouvelles plantations d’arbres et les créations d’un petit lac ainsi que d’un jardin alpin avec pont, cascade et rocailles.

La fontaine de l’Océan.
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La fontaine de l’Océan du sculpteur Giambologna à Boboli, à Florence. L’archétype du jardin à l’italienne.

LA VIE AU GRAND AIR

Très présente en Asie à travers ses colonies, l’Angleterre importe des essences orientales qui vont s’adapter au climat britannique. Alors qu’en France, le jardin est avant tout une affaire d’État et un objet d’étude scientifique avec le développement des jardins botaniques, dans le royaume, jardiner devient un passe-temps extrêmement populaire.

En 1861, le Prince Albert 1er signe la charte de The Horticultural Society of London (aujourd’hui Royal Horticultural Society) qui organise chaque année le Chelsea Flower Show, festival floral au succès équivalent à celui de Cannes pour le cinéma. Sous l’influence de personnalité liée au milieu artistique, l’esthétique du jardin anglais évolue. Peintre et photographe, la Londonienne Gertrude Jekyll impose dans toute l’Europe son goût pour les massifs fleuris en plates bandes à travers les quatre cents jardins qu’elle dessine et les quatorze livres qu’elle publie sur la question. De quoi revendiquer sa place parmi les premières paysagistes, dans le sens moderne, de l’histoire. Sa vision est de produire une continuité entre la maison, le jardin et le paysage environnant.

Ses critères de sélection de plantes s’inscrivent dans le sillage de William Robinson, dont la publication The Wild Garden en 1870 a milité pour une rupture avec le jardin victorien aux parterres formels de couleurs criardes, canalisant l’esprit romantique de son époque vers un rendu pittoresque et d’apparence naturelle.

La modernité du XXe siècle va donner une nouvelle dimension au jardin. Son rôle n’est plus seulement esthétique, il devient aussi politique et sociologique. L’hygiénisme du XIXe siècle avait encouragé les populations à fuir les villes insalubres, véritables nids à épidémies, pour gagner la campagne. Dans cette optique, l’apparition du jardin ouvrier doit garantir à son propriétaire à la fois une forme d’autonomie de subsistance et une activité de plein air. Ces jardins d’autodidactes où chacun fait ses expériences, bonnes ou mauvaises, en se reconnectant avec le vivant, participent d‘une prise de conscience écologique qui va s’imposer dans les années 2000.

La renaturation de la plaine de l’Aire.
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La renaturation de la plaine de l’Aire, le grand projet de l’architecte-paysagiste genevois Georges Descombes.

LAISSER FAIRE

Chez les paysagistes, aussi, le mode de pensée se développe. À Genève, Georges Descombes, qui se décrit comme « architecte du territoire », intervient sur le lieu, mais toujours selon l’histoire propre à ce dernier, sans pour autant sacraliser le passé. On le voit ainsi questionner le paysage en milieu urbain dans les quartiers de Lyon-Confluence, aux ports sud d’Anvers, au quai des Matériaux à Bruxelles. En 2000, il s’attaque à la renaturation de la plaine de l’Aire, son projet le plus ambitieux qu’il achèvera en 2015. Le jardinier français Gilles Clément interroge lui aussi ce rapport entre nature souveraine et intervention humaine. Voilà des années qu’il prône le concept de « jardin en mouvement » – où il s’agit de faire avec et non pas contre – et celui « d’enclos planétaire », où rien n’est figé, jamais, et où tout circule dans tous les sens.

De son côté, l’architecte lausannois Philippe Rahm invente la notion de « jardin climatique » avec cette certitude qu’on peut combattre le réchauffement en choisissant scrupuleusement les plantes et les essences les plus à même de rafraîchir l’atmosphère et d’emprisonner le dioxyde de carbone. Tandis que le Belge Bas Smets diffuse son idée de « microclimat urbain » qui étudie comment des bâtiments existants, ou des villes, en modifiant la luminosité et la perméabilité, permettent de faire pousser des végétations étonnantes et inattendues.

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