Stéphane Garelli, professeur émérite de compétitivité à l’IMD et à l’Université de Lausanne.
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Stéphane Garelli, professeur émérite de compétitivité à l’IMD et à l’Université de Lausanne. © DR
N° 122 - Printemps 2017

« Il nous faut une banque d’infrastructure ! »

Stéphane Garelli, ancien directeur général du Worl Economic Forum et des réunions annuelles de Davos, est professeur émérite de compétitivité mondiale au prestigieux IMD de Lausanne, ainsi qu’à l’Université de la capitale vaudoise. Cette notion de compétitivité lui est chère, car c’est lui qui a fini par imposer à l’opinion académique et politique, puis au grand public, ce mode de comparaison. Autant dire que lorsque cet orateur redoutable a une idée, il est illusoire de penser qu’elle pourra disparaître dans les brumes de l’oubli. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le professeur Garelli développe le projet de création d’une Banque suisse d’infrastructure, institution garantie par l’État mais fonctionnant de manière indépendante et professionnelle, qui serait en mesure d’émettre des obligations que souscriraient les investisseurs disposant des moyens considérables produits par les politiques monétaires des dernières années et « dormant » dans l’attente d’un projet à financer.

La Suisse, comme d’autres pays, souffre sans vraiment s’en apercevoir d’un retard d’investissement dans ses infrastructures. Voilà qui désole notre interlocuteur, qui sait combien il est difficile de rattraper les périodes de vision à court terme, où l’on a préféré économiser sur les équipements lointains pour mieux équilibrer les budgets en cours. Financer les investissements d’infrastructure par l’impôt (ou par des emprunts qu’il faudra rembourser au moyen du produit de l’impôt), c’est la règle actuelle. Mais la croisade de Stéphane Garelli en faveur d’une imagination accrue et d’une harmonisation des projets ne fait que commencer…

Stéphane Garelli
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© DR

– Il semble que chacun s’accorde à penser qu’investir dans les infrastructures est un élément fondamental de la prospérité économique et sociale d’un pays. Pourtant, l’une des tentations des responsables budgétaires étatiques est de rogner un peu sur le budget des investissements pour diminuer les dépenses…

– On peut définir l’investissement dans les infrastructures comme celui sans lequel il n’y aurait pas d’autres investissements. Les infrastructures peuvent être traditionnelles, routes, ponts, bâtiments publics, etc., ou avancées, tel un réseau de télécommunications à large bande. Elles peuvent aussi être sociales, éducatives ou sanitaires : équipements, hôpitaux, écoles. Une infrastructure répond à quatre critères : elle est intergénérationnelle, se conçoit à long terme ; on ne peut pas la prendre, la déplacer ; elle a un impact économique considérable – un franc investi génère deux ou trois francs par effet multiplicateur ; enfin, elle favorise l’emploi, tant des « cols blancs » que des « cols bleus ». On ne dira jamais assez qu’une bonne économie doit fournir du travail à tous.

– Il reste à trouver de l’argent, car les collectivités publiques en manquent. On peut comprendre qu’elles reculent devant des engagements susceptibles d’accroître leur endettement. Comment trouver des fonds ? Faut-il saisir l’occasion des taux d’intérêt bas, voire négatifs, et emprunter ?

– Le problème clé, en Suisse, est que le financement des infrastructures passe traditionnellement par l’impôt, que ce soit au niveau fédéral, cantonal ou communal. Le réflexe usuel étant de prôner l’austérité face à une conjoncture difficile – on l’a vu en décembre dernier au Conseil national –, on réduit les budgets et la population constate que l’on manque de crédits pour telle ou telle modernisation urgente, tandis que le secteur financier semble crouler sous les milliards et ne plus savoir où les placer. C’est assez paradoxal. De fait, notre époque est marquée par une abondance de liquidités et une pénurie d’investissements. Comment injecter cet argent amassé par la finance dans l’économie réelle ? J’y reviendrai.

– D’où vient cet excès de liquidités ?

– Les banques centrales ont imprimé beaucoup d’argent, dans un triple but stratégique : sauver le système financier déstabilisé par la crise de 2008 – c’était le souci de la « Fed » américaine ; relancer l’économie selon la méthode keynésienne – c’était le choix de la Banque centrale européenne ; stabiliser la monnaie – c’était l’objectif de la Banque nationale suisse. On a ainsi vu le bilan de la « Fed » passer de 800 à 3 000 milliards de dollars, celui de la BCE de 600 à 1 200 milliards d’euros et celui de la BNS être multiplié par dix en dix ans : elle a 630 milliards de francs suisses de réserves de change. À cela s’ajoute le fait que ces sommes gigantesques sont en quelque sorte « au chômage », avec des trilliards d’obligations d’État au rendement négatif, sans parler des obligations de grandes entreprises privées. Nos caisses de pension ont quelque 750 milliards de francs de fonds sous gestion sur un total suisse d’actifs gérés atteignant les 2 000 milliards de francs.

– Dès lors, que faire ?

– La solution que je préconise est la création d’une Banque d’infrastructure, calquée peu ou prou sur le modèle de la Banque mondiale. Cet établissement, géré par des professionnels, serait une banque suisse dotée de la garantie de l’État, qui émettrait des obligations à dix ans, bloquées sur cette durée, à rendement positif. Ces obligations seraient libellées en francs suisses, mais aussi dans d’autres monnaies, ce qui prend tout son sens lorsqu’on sait que beaucoup de dépenses d’infrastructure se font en euros ou en dollars. La Banque d’infrastructure permettrait aux caisses de pension, aux banques et à la BNS de trouver des investissements à long terme, échappant à la spirale des taux négatifs. On pourrait enfin financer autrement que sur le plan fédéral des infrastructures importantes. Prenons la Traversée du lac, chère aux Genevois semble-t-il. La Banque d’infrastructure pourrait y investir des fonds provenant, pourquoi pas, de caisses de pension argoviennes. À ce jour, un tel investissement est impensable. Je ne vois pas la Banque d’infrastructure seulement comme une institution financière, mais aussi comme un centre de compétences. Lorsque des communes construisent un collège, elles réinventent la roue pour le financer, même si elles s’y mettent à plusieurs. Or la plupart des données sont communes à tous les projets de ce genre ; les professionnels de la Banque d’infrastructure seraient à même de fournir un concept qui aurait fait ses preuves.

– Quels sont les budgets d’infrastructure à travers le monde et où la Suisse se situe-t-elle ?

– La moyenne mondiale d’investissement dans les infrastructures atteint 3,6 % du PIB. Les États-Unis sont à 2,6 %, l’Allemagne à 1,4 % et la Suisse à 1,2 %. Dans les pays dits développés, l’âge des infrastructures atteint facilement le quart de siècle, et les grandes réalisations modernes – par exemple les aéroports – se font en Asie et dans les pays émergents. Pourquoi sommes-nous plutôt en retard ? Peut-être est-il plus facile de créer de toutes pièces plutôt que de modifier ; mais, surtout, nous finançons par l’impôt et cela ne fonctionne pas. Aux États-Unis, tant Mme Clinton que
M. Trump ont proposé d’investir 550 milliards ; le « plan Junker » de l’Union européenne est dans les mêmes montants.

– Cette idée de Banque d’infrastructure recueille-t-elle des soutiens ?

– À Berne, les députés partagent bien l’idée qu’il faut investir dans les infrastructures. L’idée d’obligations que souscrirait la BNS a des partisans, mais notre Banque centrale n’a pas le droit de placer plus de 20 % de ses fonds dans des actions, quota déjà atteint avec 125 milliards de francs, dont la moitié en titres américains ! Ne serait-il pas plus légitime de rediriger cet argent vers des obligations émises par une Banque d’infrastructure ? Poser la question, c’est y répondre ! Une telle entité serait en outre plus flexible et échapperait au carcan du « frein à l’endettement », dispositif législatif qui bloque bien souvent l’élan d’investissement qui serait opportun. Les politiciens se rendent compte des limites du système actuel : on économise sur des projets utiles et des milliards dorment en attendant de pouvoir être placés ! Victor Hugo disait que rien n’était plus fort qu’une idée dont le temps était venu. C’est le cas ici !

ON ÉCONOMISE SUR DES PROJETS UTILES ET DES MILLIARDS DORMENT EN ATTENDANT DE POUVOIR ÊTRE PLACÉS !

–  Les taux d’intérêt, on l’a évoqué, sont particulièrement bas. Est-il sensé de penser qu’un plan d’investissement extraordinaire devrait être mis en place pour rattraper le retard accumulé en la matière, au niveau national ?

– Précisément, l’existence d’une Banque d’infrastructure permettrait une telle initiative sans qu’elle vienne se fracasser contre le mur du « frein à l’endettement ». En outre, la gestion financière des projets confiée à des professionnels permettrait de créer des passerelles entre divers dossiers similaires, de valoriser les bonnes pratiques. En quelque sorte, les projets d’infrastructure deviendraient plus compatibles entre eux. Je prends l’exemple du port de Singapour : en approchant, les bateaux disposent de protocoles informatiques permettant d’envoyer à terre tous les formulaires de dédouanement, tous les documents administratifs. De leur côté, les fonctionnaires et les correspondants renvoient leurs réponses et il suffit de comparer avec un port européen où les navires font la queue durant des heures avant que leurs responsables, descendus à terre, aient obtenu des coups de tampon sur leur liasse de papiers !

– Sur un plan cantonal, Genève vient de soumettre à Berne un projet portant sur quelque 600 millions de francs d’infrastructure, en coopération avec Vaud et la France voisine. Est-ce suffisant ?

– Il ne m’appartient pas de juger du contenu d’un tel plan, mais je constate qu’au lieu de devoir le « vendre » à Berne et à Paris, l’hypothèse d’une Banque d’infrastructure permettrait de s’adresser à un interlocuteur et de professionnaliser l’approche, l’analyse, la décision et la mise en œuvre du projet.

– Existe-t-il quelque part dans le monde une Banque d’infrastructure répondant à votre conception ?

– La Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement, surtout active envers les anciens pays de l’Est, s’en approchent à l’évidence. Certains pays assez centralisés ont des institutions qui correspondent plus ou moins à une Banque d’infrastructure. Mais notre système fédéraliste empêcherait qu’on décalque simplement un exemple étranger. Il nous faut une coordination acceptée de tous.

NOTRE ÉPOQUE EST MARQUÉE PAR UNE ABONDANCE DE LIQUIDITÉS ET UNE PÉNURIE D’INVESTISSEMENTS.

– Le canton de Vaud, sous l’impulsion de son ministre des Finances Pascal Broulis, a redressé ses finances, réalisé d’imposants investissements d’infrastructure et continue à en planifier à hauteur de plusieurs milliards sur les prochaines années. Un exemple à imiter ?

– Les Vaudois ont commencé par assainir leurs finances, ce qui n’est pas un mal. Néanmoins, on voit bien qu’aucun plan de relance des investissements dans les infrastructures n’aurait pu voir le jour sans cela. Le canton ne peut faire appel qu’à son « fonds souverain », la Banque cantonale, ou à la Confédération. Mon idée de Banque d’infrastructure permettrait davantage de variété des sources de financement et, sans doute, une plus grande coordination avec des projets de cantons voisins. Lorsqu’on veut et qu’on doit rééquilibrer ses finances avant de planifier des investissements, le danger, y compris dans le privé, est d’économiser dans un premier temps sur certains postes moins voyants.

– Quels sont, selon vous, les secteurs prioritaires pour les investissements d’infrastructure en Suisse ? Faut-il sacri-fier d’autres postes budgétaires ?

– Si l’on sort du cadre contraignant du financement des infrastructures uniquement par l’impôt, il n’est pas nécessaire de faire de lourds sacrifices. Je connais des caisses de pension qui seraient heureuses, si elles en avaient la possibilité, d’acquérir des obligations à dix ans à rendement positif !Quant à la définition des priorités d’investissement, il s’agit là d’une compétence des hommes et des femmes politiques.

– Un bon partenariat public-privé ne suffirait-il pas à financer de grands projets d’infrastructure ?

– On peut très bien imaginer différents modèles, parfaitement compatibles avec le principe d’une Banque d’infrastructure. Remarquons simplement que par rapport à des pays dont le déficit est très important, comme les États-Unis, la Suisse a l’avantage de disposer de fortes réserves d’argent… qui ne peuvent pas s’investir en raison de l’absence de cette institution que j’appelle de mes vœux et qui serait évidemment gratifiée d’un « triple A ».

– À quel montant peut-on estimer les investissements nécessaires à rendre la Suisse « première de classe » en comparaison internationale ?

– I l serait périlleux d’avancer des chiffres à ce sujet : cela relève une fois encore de la responsabilité et de la vision à long terme de ceux qui nous gouvernent. Il faut simplement réaliser que les moyens sont là, qu’il s’agit de leur permettre d’être utilisés à long terme.

– Y a-t-il des pays qui puissent servir de modèle en matière de modernisation des infrastructures ?

– Je citerai Singapour et les Pays-Bas, qui ont tous deux des modèles de processus intégrés. Cela marche très bien ; naturellement, ces pays ont un fonctionnement différent du nôtre. Il en est de même de Dubaï, où les décisions finales sont prises par l’Émir Mohammed bin Rashid Al Maktoum. Mais on peut aussi parler de la France, où le développement des autoroutes par l’entremise de sociétés privées – qui ont pu investir et obtenir un retour sur cet investissement – est phénoménal. Autre cas, la Turquie, avec son système dit « BOT » (build, operate and transfer) qui a permis à des sociétés suisses, entre autres, de bâtir des infrastructures, notamment des barrages, de les exploiter durant une vingtaine d’années, puis de les transférer à l’État. Il y a aussi des ratés, comme certains hôtels bâtis en Chine et remis à l’État dans un état de délabrement avancé après une décennie d’exploitation privée.

– En somme, où s’arrête selon vous le rôle (idéal) de l’État ?

– L’État doit avoir une vision à long terme des infrastructures, s’assurer qu’elles soient utiles à l’ensemble de la population et qu’elles s’inscrivent dans un univers interconnecté à l’échelle du pays. Se projeter dans vingt-cinq ou trente ans n’est pas chose facile ; c’est néanmoins la mission des gouvernants. Les entreprises privées doivent aussi être écoutées et entendues.

DE BONNES INFRASTRUCTURES DOPENT LA CROISSANCE ET ACCROISSENT LA COMPÉTITIVITÉ.

– Comment calcule-t-on au mieux les retombées financières de meilleures infrastructures ?

– De bonnes infrastructures dopent la croissance et accroissent la compétitivité. Cela passe notamment par l’attrait exercé sur des entreprises étrangères. La première question que l’on pose, du côté des grandes sociétés envisageant de s’installer en Suisse, n’a pas toujours trait à l’imposition : les dirigeants veulent connaître les conditions d’éducation, de santé, de transports, de sécurité, l’offre culturelle également. La qualité des infrastructures économiques et sociales s’avère primordiale. Au-delà, c’est la motivation de la main-d’œuvre et sa qualification qui compteront : l’Irlande a séduit de nombreuses entreprises par le dynamisme et la volonté de ses travailleurs et de ses cadres.

– La Suisse passe pour un pays aux infrastructures de pointe. Pourtant, certains retards ont été pris…

– L’image et la réalité suisses se placent toujours dans les premiers rangs des classements internationaux. Il est très difficile, très long, de changer une image, en bien comme en mal. Il nous appartient de ne pas laisser s’éroder les infrastructures helvétiques, et pour cela je pense que l’idée de Banque d’infrastructure est une idée « dont le temps est venu ».

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