La défiance envers les élites se concrétise aujourd'hui dans la rue. Toute une partie de la population se sent exclue par ses gouvernants. Le phénomène ne se limite pas à la France. © iStockphoto / urbazon
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La défiance envers les élites se concrétise aujourd'hui dans la rue. Toute une partie de la population se sent exclue par ses gouvernants. Le phénomène ne se limite pas à la France. © iStockphoto / urbazon
N° 128 - Printemps 2019

Les vérités de Finkielkraut sur le mécontentement du peuple

Ceux qui ont eu le privilège d’entendre ou de lire le discours d’Alain Finkielkraut lors de son entrée à l’Académie française, au fauteuil de Félicien Marceau, n’oublient pas cette belle phrase de l’enfant juif polonais devenu philosophe et écrivain français : « J’ai découvert que j’aimais la France le jour où j’ai pris conscience qu’elle aussi était mortelle, et que son ’ après ’ n’avait rien d’attrayant. » Cet auteur aux textes profonds et ciselés, cet allergique aux téléphones portables et aux écrans interactifs a brusquement fait irruption dans les émissions destinées au grand public et s’est rendu célèbre à l’homme de la rue qui n’avait sans doute jamais ouvert ses livres par ses coups de sang lorsque ses interlocuteurs devenaient par trop agressifs ou frôlaient par conformisme l’antisémitisme mondain repeint aux couleurs de la gauche.

Profondément patriote, immensément reconnaissant à ses parents qui lui ont donné, avec l’appui de l’école publique des temps anciens, l’occasion d’acquérir cette vaste culture française sans jamais renier ses racines ashkénazes, Alain Finkielkraut n’a jamais fui le débat, jamais renié ses valeurs, jamais sacrifié au conformisme, à la bien-pensance.

Nier les évidences pour respecter les normes du politiquement correct, ce n’est pas son genre. Il était donc tout naturel d’interroger ce grand analyste de la société contemporaine sur le phénomène de perte de confiance des peuples en leurs élites, cristallisé par les affaires secouant les exécutifs romands et, plus évidemment encore, par le phénomène des « gilets jaunes » français.

Alain Finkielkraut, philosophe, écrivain, académicien, essayiste et animateur de radio français
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© Hannah Assouline
Alain Finkielkraut, philosophe, écrivain, académicien, essayiste et animateur de radio français
Alain Finkielkraut et Élisabeth de Fontenay, En terrain miné, Éditions Stock, 270 p.
Alain Finkielkraut et Élisabeth de Fontenay, En terrain miné, Éditions Stock, 270 p.

– « Affaires » plus ou moins graves impliquant des politiciens, manifestations des « gilets jaunes » en France : la crédibilité des élus est partout battue en brèche, le taux d’abstention aux élections s’accroît, les slogans du type « Tous pourris » ou « Élection, piège à cons » fleurissent. Des journalistes, main dans la main avec d’ambitieux magistrats, s’érigent en justiciers ; la défiance et la critique sont omniprésentes. Nos sociétés sont-elles devenues anarchiques ?

– Alain Finkielkraut : On assiste, en France et plus généralement en Europe, à une crise de la représentation politique. Toute une partie de la population s’est sentie peu à peu exclue ; elle a constaté que ses gouvernants, dans leurs prises de décisions, ne tenaient aucun compte de son avis et, bien souvent, ne se donnaient même plus la peine de le lui demander. Ce phénomène a sans doute commencé il y a des années, au moment où la France a autorisé le regroupement familial des immigrés, alors même que cessait l’immigration de travail. Ainsi, comme le remarque Marcel Gauchet, l’un des plus grands changements que la France ait connus, sa transformation en société multiculturelle, a échappé de bout en bout au débat et à la décision démocratique. Une nouvelle étape a été franchie lorsque le peuple a refusé par référendum, en 2005, la Constitution européenne qu’on lui proposait, mais que le Traité de Lisbonne a quand même été signé.

Progressivement, on a aussi affaibli les politiques, en transférant le vrai pouvoir aux juges et à des « arbitres » tels que le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel en France, la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme de l’ONU sur le plan international. L’action se réduit à la gestion des contraintes, et ce qu’on appelle démocratie, ce n’est plus le gouvernement du peuple par les représentants du peuple, c’est la surveillance du gouvernement par des instances non élues. Les médias forment maintenant avec les magistrats un couple infernal qui substitue l’impératif de transparence au souci du bien commun. D’où le sentiment d’abandon et la frustration d’un nombre croissant de citoyens. Cette frustration s’est récemment muée en colère contre les élites « hors-sol » qui semblaient préférer les « villes-monde » et les « smart métropoles » à leur propre Nation.

– La solution serait-elle dans le « référendum d’initiative citoyenne », à l’image de nos « initiatives populaires » suisses qui, soit dit en passant, n’empêchent pas une partie des électeurs helvétiques de considérer que le gouvernement ne respecte pas leur avis ?

– Je ne le crois pas. D’autant qu’en France, un référendum s’apparente systématiquement à un vote pour ou contre le président de la République !

– Pensez-vous que l’on puisse comparer la situation actuelle à celle des années 1930, comme l’évoquent un certain nombre de commentateurs ?

– Non, non et non. Une amie journaliste parisienne m’a dit un jour qu’elle se sentait beaucoup plus proche d’un habitant de Londres ou de Berlin que d’un habitant de Limoges. Eh bien ! Les « gilets jaunes », c’est la révolte de Limoges, de Villeneuve-sur-Lot, de Dieppe et d’Issoudun ! Cette France invisible – quand elle n’est pas simplement méprisée – qui a revêtu un gilet fluorescent pour qu’enfin on la voie. Je dois avouer qu’entre les « somewhere » et les « anywhere », mon choix est fait. Aux soi-disant « branchés », je préfère nettement ceux qu’on appelle volontiers des « ploucs ». Ils sont accablés de taxes et de règlements. Ils sont les laissés-pour-compte de la mondialisation. Ils paient au prix fort la disparition des commerces du centre des villes moyennes. Ils ont, pour beaucoup d’entre eux, été chassés des banlieues immédiates des grandes villes parce qu’ils avaient perdu ce que Christophe Guilluy appelle « la guerre des yeux », c’est-à-dire qu’ils habitent loin de leur lieu de travail, dans des zones péri-urbaines tristes à pleurer. Or l’on veut en outre leur faire payer la transition écologique par un véritable racket fiscal ! Leur douleur et leur révolte sont compréhensibles.

– Est-ce à dire que vous les soutenez ?

– Attention, je ne les idéalise pas ! Comme ils sont passés d’un seul coup de l’ombre à la lumière, on ne voit soudainement plus qu’eux sur tous les écrans, dans tous les médias. Dès qu’un gilet jaune apparaît, les micros des radios et des chaînes d’information continue se tendent ; certains de ces gens ont la grosse tête. Plus le président Macron se bat la coulpe, plus ils lui manifestent de mépris. Plus il se repent, plus les « gilets jaunes » deviennent arrogants. En fait, la morgue a changé de camp.  Et, selon un scénario – hélas ! – classique, les modérés sont désavoués, insultés, et même menacés de mort par les excités. Cette violence est atroce. La révolte n’excuse pas tout. Je reste cependant convaincu que le fait que ceux qu’Hillary Clinton désignait comme « les déplorables » aient relevé la tête a obligé le président de notre « start-up Nation » à redescendre sur terre. Et que c’est une bonne nouvelle.

– Cela fait un peu penser au brave roi Louis XVI multipliant les concessions aux révolutionnaires sans par-venir à les amadouer…

– Je ne crois pas à une révolution. Si les plus acharnés des « gilets jaunes » se radicalisent encore, s’il y a de nouvelles déprédations, que des actes de vandalisme et de violence sont commis, l’opinion se retournera et on pourrait voir une grande manifestation se tenir, sinon pour soutenir M. Macron, du moins pour exiger le retour à la normale.

La mondialisation impose un nouveau paysage, de nouveaux axes d'échanges. Les laissés-pour-compte de ce nouvel ordre paient au prix fort ces changements économiques et sociaux, qu'ils ressentent comme destructeurs.
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© iStockphoto / mf-guddyx
La mondialisation impose un nouveau paysage, de nouveaux axes d'échanges. Les laissés-pour-compte de ce nouvel ordre paient au prix fort ces changements économiques et sociaux, qu'ils ressentent comme destructeurs.

AUX SOI-DISANT BRANCHÉS, JE PRÉFÈRE NETTEMENT CEUX QU’ON APPELLE VOLONTIERS DES PLOUCS.

– Comment rétablir l’autorité de l’État ?

– L’on tend aujourd’hui à oublier la noblesse et la difficulté du politique. Certains « gilets jaunes » réclament à cor et à cri la diminution des salaires et indemnités des élus. Derrière cette revendication, on trouve l’idée que les politiciens s’enrichissent au détriment des plus pauvres, que les hommes et les femmes politiques sont des parasites, des corrompus, des scélérats comme l’on disait au XVIIIe siècle. Or la politique est un casse-tête, qui exige compétence et discernement. Ce n’est pas un choix entre le bien et le mal, ce qui serait trop facile ; l’élu doit souvent arbitrer entre deux biens divergents. Victor Hugo, dans L’Homme qui rit, disait : « La complication de l’événement produit la perplexité de l’esprit. Le devoir donnant des ordres en sens inverse, le devoir de tous les côtés à la fois, le devoir multiple, et presque contradictoire (…). Ce que, dans la vie, on appelle monter, c’est passer de l’itinéraire simple à l’itinéraire inquiétant. Où est désormais la ligne droite ? Envers qui est le premier devoir ? Est-ce envers ses proches ? Est-ce envers le genre humain ? Que le devoir ait des carrefours, c’est étrange. La responsabilité peut être un labyrinthe. »

Ce qui affleure dans la critique actuelle de tous les politiques, c’est la tentation du simplisme. Il faut y résister.

– L’omniprésence des réseaux sociaux, à l’action beau-coup plus massive que jadis les lettres de lecteur des journaux, ne concourt-elle pas à cette tendance à l’exagération critique ?

– Je me tiens, pour ma part, à l’écart des réseaux sociaux. Je ne les fréquente pas, car ce que j’y aperçois me fait peur. Comme l’écrivait Camus, « un homme, ça s’empêche ». Or sur la Toile, tout le monde se lâche au contraire ! Je suis stupéfait des débordements de haine sur ces fameux réseaux. Bien sûr, je suis contraint à des adaptations minimales à la modernité : je suis l’un des derniers mohicans du téléphone fixe, je n’ai pas de portable, mais mes proches en ont. J’ai aussi une adresse électronique. Ce qui me semble irréversible et assez effrayant, c’est l’horizontalité : via Internet, tout le monde a voix au chapitre, en permanence et sans hiérarchie des contenus. Il n’y a plus de transcendance, ni de médiation pour y accéder. Voilà ce qui rend nos sociétés ingouvernables et le travail des professeurs 20 fois plus ardu.

– D’aucuns évoquent, pour la France comme pour d’autres pays, le souvenir de la République romaine nommant à intervalles réguliers un dictateur capable de rétablir l’ordre, ou la thèse prêtée à Friedrich Hayek, selon laquelle la démocratie débouche fatalement sur un système dictatorial. Est-ce pertinent ?

– Je ne le crois pas. M. Trump, par exemple, est une calamité, mais ce n’est pas un dictateur ! C’est plutôt un clown. Mais si l’on souhaite vraiment éviter de mauvaises surprises comme l’accession au pouvoir de Marine Le Pen, il faut arrêter de dire que l’immigration est un facteur de prospérité, d’innovation et de développement durable, comme le prétend le Pacte de Marrakech de l’ONU, dont on nous explique sans rire qu’il n’y a pas à s’en préoccuper parce qu’il « n’est pas contraignant » ! L’inquiétude existentielle de nos Nations doit être prise en compte par tous les partis républicains, de droite comme de gauche, et il faut impérativement cesser de l’abandonner à l’extrême droite démagogique.

– Est-il imaginable de rééquilibrer le poids du mondialisme financier et celui des institutions politiques traditionnelles ?

– Le libéralisme a indéniablement triomphé. La longue parenthèse communiste s’est fermée et l’on ne peut que s’en féliciter. Mais le libre-échangisme s’est érigé en dogme et mérite d’être remis en cause. La mondialisation a des effets destructeurs et je suis convaincu que le retour à un certain protectionnisme est aujourd’hui nécessaire.

– La polarisation croissante entre « riches de plus en plus riches » et « pauvres de plus en plus pauvres » vous paraît-elle une réalité ? Et comment l’empêcher ?

– Autrefois, on construisait des places. À l’ère des flux, on construit des ronds-points. Les « gilets jaunes » métamorphosent les ronds-points en places de village. Et ces « gilets jaunes » ne sont pas des gueux, des misérables, des pauvres toujours plus pauvres. Ce sont, pour la majorité d’entre eux, des membres des classes moyennes qui ne bénéficient pas de l’aide sociale et qui réclament la possibilité de vivre dignement de leur travail.

– Quel rôle les intellectuels et les philosophes peuvent-ils jouer dans une société « horizontalisée » où chacun s’exprime sans ordre de valeurs ?

– Je ne suis pas le porte-parole de la corporation des intellectuels. J’essaye, pour ma part, de penser ce qui se passe, et je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur l’influence qui pourrait être la mienne, dans le grand brouhaha de l’invective perpétuelle.

LA POLITIQUE EST UN CASSE-TÊTE. CE N’EST PAS LE CHOIX ENTRE LE BIEN ET LE MAL, CE QUI SERAIT TROP FACILE.

– Quelle différence voyez-vous entre le mouvement des « indignés » et celui des « gilets jaunes » ?

– Les indignés raisonnent exclusivement en termes de classes. Les « gilets jaunes » proclament en brandissant le drapeau français et en chantant la Marseillaise leur attachement à la Nation. Ils ne se battent pas seulement pour un meilleur niveau de vie, ils défendent un mode de vie menacé par le grand déménagement du monde.

– Que faudrait-il pour que l’Union européenne (re)devienne un rêve séduisant pour nos peuples ?

– L’Union européenne est un ensemble de normes et de procédures. Pour qu’elle redevienne un rêve, il faudrait qu’elle se souvienne qu’elle a un passé et qu’elle est une civilisation. On oublie à Bruxelles qu’en tant qu’Européens, nous ne sommes pas seulement des innovateurs, mais des héritiers.

 

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