N° 148 - Automne 2025

Si toutes les civilisations se valent…

A-t-on encore le droit de parler de « grandes civilisations », ce qui suppose implicitement que l’on en considère certaines comme supérieures à d’autres ?

Au nom de quel politiquement correct devrais-je m’obliger à dire
que je mets sur le même plan les civilisations qui ont engendré
de grandes oeuvres musicales, littéraires et philosophiques
et celles sans écriture que Claude Lévi-Strauss
qualifiait de « sauvages » comme si le terme était à ses
yeux élogieux ? Un tel jugement n’implique pas le
moindre soupçon de xénophobie ou de racisme, aucune
nostalgie colonisatrice ou impérialiste, simplement l’expression
d’un choix moral, spirituel ou esthétique dont on
voit mal en vertu de quelle censure il devrait être interdit.

INTERVIEW SIDÉRANTE

Il en va d’ailleurs de même sur le plan politique : oui, là
encore, il me semble qu’on a le droit de préférer une civilisation
qui a engendré la démocratie, l’égalité entre
hommes et femmes, les Lumières, le rationalisme scientifique
et les droits de l’homme, à une civilisation qui les
piétine au nom d’un fondamentalisme religieux, quel qu’il
soit. Pourtant, dans un document sidérant publié dans
Le Figaro du 22 juillet 1989, Claude Lévi-Strauss, pour argumenter
son relativisme radical, s’est efforcé de présenter
le nazisme comme une civilisation égale aux autres.
Il est bon de le relire aujourd’hui tant ces questions
semblent s’être obscurcies. Au journaliste qui lui demandait
si le nazisme ne signait pas la fin de la civilisation,
l’avènement de la barbarie, l’ethnologue lui répondait
tout simplement ceci :

– Non, l’avènement de la barbarie n’amène pas la fin de
la civilisation. Ce que vous désignez sous le terme de
barbarie du point de vue d’une civilisation est civilisation.
C’est toujours l’autre qui est le barbare.

– Le Figaro : Ici, il s’agit de l’hitlérisme !

– Claude Lévi-Strauss : Mais eux se considéraient comme
la civilisation. Imaginez qu’ils aient gagné, car vous
pouvez aussi imaginer cela…

– Il y aurait eu un ordre barbare !

– Un ordre que nous appelons barbare et qui, pour eux,
aurait été une grande civilisation…

– Fondé sur la destruction des autres ?

– Oui, même si les Juifs avaient été éliminés de la surface
de la terre – je me place dans l’hypothèse du triomphe
de l’hitlérisme – qu’est-ce que ça compte au regard des
centaines de millénaires ou des millions d’années ? Ce
sont des choses qui ont dû arriver un certain nombre
de fois dans l’histoire de l’humanité […] Si l’on regarde
cette période avec la curiosité d’un ethnologue, il n’y
a pas d’autre attitude que de se dire : une catastrophe
s’est abattue sur une fraction de l’humanité dont je fais
partie. Et voilà ! […] Bon, c’est très pénible pour les
gens qui sont juifs, mais… »

Prononcés par un autre que Lévi-Strauss, ces propos auraient
aujourd’hui valu à leur auteur une condamnation
pénale. Pour autant, je ne songe évidemment pas à accuser
ici d’antisémitisme le père du structuralisme. Ce qu’il a
en tête, c’est le massacre des Indiens d’Amérique du Sud, le génocide perpétré par ces colons espagnols qui dispersaient
dans la forêt des vêtements contaminés par
la petite vérole. Ce qui anime Lévi-Strauss, c’est plutôt
la haine de soi, une sainte horreur de cette Europe qu’il
identifie aux méfaits de la colonisation, à cet ethnocentrisme
qui s’est pris avec arrogance pour LA civilisation et
s’est permis, au nom de cette prétendue supériorité, de
détruire les autres peuples et les autres cultures.
Pour renverser la perspective, ainsi pense-t-il, pour en finir
avec l’impérialisme, il faut donc affirmer un relativisme,
si j’ose dire, absolu – et c’est cette conviction portée à
l’extrême qui le conduit, face à un journaliste qui manifestement
n’en croit pas ses oreilles, à expliquer tranquillement
que le nazisme aurait pu, s’il l’avait emporté sur les
démocraties, apparaître comme une grande civilisation.
Question de points de vue, voilà tout, entre lesquels aucun
surplomb ne permet de trancher : au regard de l’ethnologue,
tout se vaut.

INVENTION GRANDIOSE

Non seulement je ne partage pas cette opinion, mais
pour le dire franchement, et toute révérence gardée, je
la trouve détestable. Pire encore, et pour aggraver mon
cas, malgré toutes ses fautes, je tiens la civilisation européenne
héritée des Lumières pour admirable entre
toutes, même si avouons-le, il n’est pas facile de sortir du
piège tendu par le relativisme. Pour y parvenir, il faudrait
d’abord pouvoir expliciter ce qu’on entend par grande civilisation.
Je vous propose une réponse finalement assez
simple : il s’agit d’une civilisation qui dépasse sa particularité,
qui adresse un message à l’humanité tout entière, qui
lui apporte quelque chose de précieux, quelque chose
qui change, au moins partiellement, le cours de l’histoire
mondiale.
En ce sens, les civilisations chinoises, arabo-musulmanes
ou indiennes, pour ne prendre que ces trois exemples,
sont à l’évidence, elles aussi, de grandes civilisations :
chacune apporte des trésors dont l’humanité se trouve
marquée à jamais, entre autres l’algèbre, le confucianisme
ou le Mahabharata. Du reste, dans nos manuels scolaires,
l’expression « grande civilisation », bien qu’elle recèle
de manière implicite une certaine notion de hiérarchie,
est employée pour les désigner sans que cela suscite le
moins du monde la polémique.
D’évidence aussi, la civilisation européenne mérite d’être
tenue pour grande, par ses créations scientifiques, esthétiques
et même politiques. Dans tous les conservatoires
du monde, on joue Bach et Mozart. De Pékin à Moscou en
passant par Madras ou Doha on étudie Platon, Rousseau
ou Shakespeare. Pour autant, aucune de ces civilisations
n’est exempte d’atrocités telles que celles pointées par
Lévi-Strauss. L’Europe, qui songerait à le nier, ne fut pas
seulement celle de Newton et de Einstein, de Beethoven
et de Stravinsky, de Hugo et de Kant, de Vermeer et de
Cézanne, de la démocratie et des droits de l’homme.
Ce fut aussi le nazisme, l’esclavagisme, la colonisation,
le stalinisme – en quoi, disons-le d’emblée pour éviter
un malentendu, si toutes les civilisations ne se valent
pas, tout ne se vaut pas non plus au sein d’une même
civilisation.
Alors, pourquoi privilégier l’Europe ? Par européocentrisme
? Point du tout, mais parce que notre vieux continent
a inventé quelque chose d’unique et de précieux,
de singulier et de grandiose : une culture de l’autonomie
des individus à nulle autre pareille, une exigence de penser
par soi-même, de sortir, comme disait Kant à propos
des Lumières, de cette « minorité » infantile dans laquelle
toutes les civilisations religieuses, toutes les théocraties
et tous les régimes autoritaires ont maintenu jusqu’à ce
jour l’humanité.
C’est là déjà le sens, comme l’avait vu Hegel, de cette
merveilleuse révolution esthétique qui s’incarne dans la
peinture hollandaise du XVIIe siècle : pour la première fois
dans l’histoire de l’humanité, des oeuvres enfin laïques
sont appelées à représenter des scènes de tous les jours,
les moments les plus simples et les plus banals de la vie
ordinaire d’êtres humains eux-mêmes anonymes.

« JE TIENS LA CIVILISATION EUROPÉENNE HÉRITÉE DES LUMIÈRES, POUR ADMIRABLE ENTRE TOUTES. »

Les personnages représentés n’appartiennent plus nécessairement
à la mythologie grecque ou à l’histoire
sainte. Ils ne sont pas non plus de grands hommes, les
héros de batailles fameuses, des personnages illustres,
rois, princes, nobles ou riches, mais de simples humains,
saisis dans les instants les plus clairement profanes de la
journée. On commence à sortir de l’hétéronomie, de la
représentation de principes religieux ou cosmologiques
supérieurs et extérieurs à l’humanité, et ce mouvement
vers l’égalité et l’autonomie qui s’esquisse dans l’art va
infiltrer toute la civilisation européenne, de la philosophie
(rationaliste) à la politique (démocratique) en passant par
la science (hostile aux dogmatismes cléricaux) et la vie
privée (où le mariage choisi par amour remplace le mariage
de raison imposé par les parents et les villages).
Tel est le génie d’une Europe qui finira de son propre
mouvement par abolir l’esclavage et la colonisation, par
se défaire des totalitarismes, bref par reconnaître l’altérité.
Comment ne pas l’aimer ?

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