N° 141 - Été 2023

Dans les jardins de Gertrude Jekyll

L’arrivée des beaux jours annonce la saison idéale pour découvrir une légende dans l’histoire de ces jardins anglais que Gertrude Jekyll composait à la manière d’une peintre. Portrait fleuri d’une paysagiste atypique qui porta sa vision de la nature en Angleterre, en France, aux États-Unis et aussi en Suisse.

Artist, Gardener, Craftswoman : tel est l’épitaphe sur la tombe de l’Anglaise Gertrude Jekyll (1843–1932). À cette identité composite peuvent s’ajouter celles de décoratrice d’intérieur, de brodeuse, de ferronnière d’art, de photographe, de businesswoman et d’écrivaine. En soixante ans de carrière, Gertrude Jekyll créera près de quatre cents jardins, dont une grande partie en collaboration avec l’architecte Edwin Lutyens (1869–1944), pour des clients en Angleterre, en France, en Suisse et aux États-Unis. Son expérience sera transmise dans quinze livres, ainsi qu’au travers de plus de mille contributions sous forme d’articles, de notes, et de lettres publiées dans des magazines. Pourtant, elle demeure peu connue en dehors de la Grande-Bretagne et des États-Unis, malgré son influence sur des figures comme le paysagiste star Piet Oudolf, auteur de la High Line à New York.

Portrait de Gertrude Jekyll.
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(National Portrait Gallery, Londres)
Portrait de Gertrude Jekyll en 1920 par William Nicholson.

Née à Londres, Gertrude Jekyll est la cinquième de sept enfants du Capitaine Edward Joseph Hill Jekyll, un officier des Grenadier Guards, et de Julia Hammersley, issue d’une famille de musiciens et banquiers. Elle passe son enfance dans la campagne du Surrey et du Berkshire. Elle acquiert des fondements en design à la South Kensington School of Art. Son imaginaire est stimulé par des voyages en Grèce et en Turquie, où elle dessine et récolte des plantes, suivis de l’Italie où elle découvre les grands jardins de la Renaissance. Un soin pour le travail d’artisanat bien réalisé teinte tout son parcours et la rapproche du mouvement Arts and Crafts. À l’aune de ses 30 ans, elle part pour un séjour prolongé en Algérie. En route, elle fait une halte chez des amis, Jacques et Léonie Blumenthal, propriétaires du Chalet de Sonzier sur les hauts de Montreux. Lui est compositeur, a été professeur de la reine Victoria et pianiste à la cour. Léonie Blumenthal, elle, tient à Londres un salon très couru. Gertrude Jekyll y rejoint un cercle d’intimes, comprenant la princesse Louise du Royaume-Uni (1848–1939) et le peintre Hercules Brabazon (1821–1906).

À son retour en Angleterre, elle se sert du jardin familial à Wargrave pour créer une pépinière de plantes de jardins de cottage (cottage garden), un genre associé aux logements d’ouvriers agricoles, qui réapparaît sous une forme idéalisée dans les années 1870. À la suite du décès de son père, elle s’installe avec sa mère dans une maison à Munstead Heath en 1878, dans le Surrey. Le jardin de Munstead House lui permet de poser les bases de son répertoire de jardinage, alors qu’elle reçoit ses premières commandes de paysagisme. L’une vient des Blumenthal qui lui demandent de réaliser un « jardin alpin » à Sonzier, témoignant d’une mode qui découle d’un tourisme anglais inspiré par les écrits de John Ruskin (1819–1900). Gertrude Jekyll utilise la structure rocheuse d’une carrière sur leur terrain pour créer des niches dans lesquelles elle place des plantes, une vision des parois d’une montagne miniaturisée.

Les jardins des propriétaires d’Hestercombe.
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(Pawel Borowski)
En 1903, les propriétaires d’Hestercombe commandent à l’architecte Edwin Lutyens un nouveau jardin fondé sur les plans de Gertrude Jekyll.

COMME UN TABLEAU

Mobilisant la pensée Arts and Crafts, elle vient intégrer le jardin dans cette philosophie de l’unité des arts. Sa vision de paysagiste est de produire une continuité entre la maison, le jardin et le paysage environnant. Ses critères de sélection de plantes s’inscrivent dans le sillage de William Robinson (1838–1935), dont la publication The Wild Garden en 1870 a milité pour une rupture avec le jardin victorien aux parterres formels de couleurs criardes, canalisant l’esprit romantique de son époque vers un rendu pittoresque et d’apparence naturelle. Gertrude Jekyll ira à la rencontre de Robinson en 1875, qui deviendra un important allié professionnel. Il lui commande des articles pour ses revues The Garden et Gardening Illustrated, et l’invite à contribuer à un chapitre dans l’ouvrage précurseur The English Flower Garden publié en 1883. La paysagiste y présente ses théories sur l’utilisation des couleurs en jardinage, qui feront l’objet de deux livres. Prenant en compte les floraisons des plantes, elle conçoit une juxtaposition des teintes qui joue sur l’harmonie et les contrastes, avec une évolution planifiée à travers les saisons. Le meilleur exemple demeure la grande bordure fleurie dans son propre jardin de Munstead Wood, qu’elle investit dès 1882. L’ampleur de ses activités la voit s’entourer d’une équipe de jardiniers, avec pour chef le Suisse Albert Zumbach, qui travaillera pour elle pendant trente ans.

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(Martin Ogden)
Le jardin d’Hatchland’s Park dans le Surrey composé par la paysagiste anglaise en 1900.

Un autre lien avec la Suisse se crée en 1902, lorsque Gertrude Jekyll rencontre le botaniste vaudois Henry Correvon (1854-1939). Ce pionnier de l’étude et de la protection des plantes alpines captera l’attention du grand public avec la réalisation du parc entourant le Pavillon du Club Alpin lors de l’Exposition nationale suisse de 1896. L’année de leur rencontre correspond à l’achat, par Correvon, d’un vaste terrain à Chêne-Bourg sur lequel il installe un chalet et une exploitation horticole qui forment le parc Floraire. Deux ans plus tard, il se rend à Munstead Wood.

En tant qu’éditrice pour The Garden, Gertrude Jekyll contribuera à faire connaître le botaniste en Angleterre, en plus de lui acheter des milliers de spécimens pour sa pépinière.

… DANS LA MISE EN PLACE D’UN JARDIN, NOUS PEIGNONS UNE IMAGE, TOUTEFOIS, C’EST UNE IMAGE MESURANT PLUSIEURS CENTAINES DE PIEDS OU DE MÈTRES, AU LIEU DE POUCES.

Gertrude Jekyll, paysagiste
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(Joana Kruse / Alamy Stock Photo)
Le jardin de Knightshayes Court dans le Devon.

JARDIN DANS UN TIROIR

Atteinte de myopie dès son plus jeune âge, cette femme, dont le travail était tant porté sur le visuel, va travailler en phase avec une cécité progressive. Sa pratique de photographe témoigne d’une expérience de la nature située au premier plan, ses longues balades dans les sous-bois se traduisant par des images macro. Elle reconnaît et choisit les plantes à l’odorat, mais également au bruissement de leurs feuilles dans le vent. C’est toutefois à l’échelle miniature que se réalisera son dernier jardin, alors qu’elle a presque 80 ans. Il s’agit du jardin pour la Queen Mary’s Dolls’ House, conçu dans les années 20 par son collaborateur de longue date, l’architecte Edwin Lutyens, avec le concours de plus de 150 artisans.

Il s’intègre au sous-sol de la spectaculaire maison de poupée dans un tiroir coulissant. Cet exploit d’ingénierie opère avec des arbres et balustrades qui se redressent à la sortie du tiroir, dont trois côtés forment les murs du jardin. Un gazon de velours est recouvert de parterres de fleurs en métal peint, entourés de haies de buis réalisées en caoutchouc.

Aucun détail n’est laissé au hasard : des bancs, des outils de jardinage, et même un escargot cheminant sur un dallage. Dans l’œuvre de Gertrude Jekyll, seul ce jardin miniature demeure, aujourd’hui, parfaitement intact, bien que l’on puisse également visiter, entre autres, ceux de Lindisfarne Castle dans le Northumberland, Hatchland’s Park et Munstead Wood, dans le Surrey, ainsi que Knightshayes Court dans le Devon et de Hestercombe dans le Somerset.

Le jardin miniature de la Queen Mary’s Dolls’ House.
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(Royal Collection Trust / Her Majesty Queen Elizabeth II 2020)
Le jardin miniature de la Queen Mary’s Dolls’ House conçu dans les années 20 pour la maison de poupée de la reine.

Footnotes

Rubriques
Architecture Paysage

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