N° 139 - Automne

Pour ou contre le travail ?

Aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, deux philosophies du travail s’opposent radicalement. La première, qui trouve son origine lointaine dans l’Évangile selon Matthieu, valorise le travail et reste encore d’actualité, notamment chez nos concitoyens les plus âgés. Il s’agit en effet d’un héritage chrétien, en particulier de la « parabole des talents » selon laquelle la dignité d’un être humain ne dépend pas des dons qu’il a reçus en partage à sa naissance (cinq ou deux talents, quelle importance !), mais de ce qu’il en fait, donc de son travail.

Pour ceux qui ne l’auraient pas ou plus en tête, en voici les premières lignes : « Un homme, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur remit sa fortune. À l’un il donna cinq talents, deux à un autre, un seul à un troisième, à chacun selon ses capacités, et puis il partit. Aussitôt, celui qui avait reçu les cinq talents alla les faire fructifier et en gagna cinq autres. De même, celui qui en avait reçu deux en gagna deux autres. Mais celui qui n’en avait reçu qu’un s’en alla faire un trou en terre et enfouit l’argent de son maître. Après un long temps, le maître de ces serviteurs arrive et il règle ses comptes avec eux. » Il félicite alors les deux premiers serviteurs dans les mêmes termes exactement : par-delà l’écart qui sépare les sommes rapportées – dix talents pour le premier, quatre pour le second – ce qui importe au maître, c’est la progression, l’effort accompli grâce au travail : tous deux ont multiplié dans la même proportion la somme initialement reçue. Le premier serviteur a cinq talents tandis que le deuxième n’en a que deux.

Et alors ? En quoi cela importe-t-il sur le plan éthique ? La réponse chrétienne est claire : en rien ! Ce qui compte, c’est la façon dont chacun va faire fructifier activement ses talents. Bien que leurs dotations initiales et leurs talents soient différents, leurs mérites sont identiques. Contrairement au troisième serviteur, qui est chassé par le maître, ils ne les ont pas laissés en friche. Le travail apparaît ici non seulement comme le propre de l’homme par opposition à l’animal, mais comme le seul et unique moyen de cultiver le monde tout en se cultivant soi-même. L’école républicaine ne dira pas autre chose, le hussard de la république préférant l’élève peu doué, mais travailleur et méritant, à celui qui a des facilités, mais qui n’en fait rien (« Peut mieux faire ! » lui dira alors le professeur…).

CHASSER L’OISIF

À l’exact opposé de cette valorisation du travail, de l’effort et du mérite, on a vu se développer depuis les années 50, notamment chez les théoriciens du Revenu universel de base (RUB), une idéologie résolument hostile au travail dont Jacques Ellul fut un des premiers grands représentants en France. Selon lui, en effet, la valorisation moderne du travail serait une imposture qui aurait pris un triple visage : d’abord celui du capitalisme, mais ensuite et plus encore, au XXe siècle, celui du nazisme et du stalinisme, Ellul ne reculant pas devant la reductio ad Hitlerum pour parachever sa volonté farouche de disqualifier l’idée même que le travail pourrait avoir quelque valeur que ce soit : « Arbeit macht frei ! : grande formule inscrite à la porte des camps de concentration nazis ! Car eux aussi participent à la communion fraternelle en la valeur travail… C’est ici l’astuce, le grand mensonge qui leur est fourni par la société bourgeoise et par la société communiste… À la suite de la Convention, le travail est devenu obligatoire pour tous. L’oisif est le méchant par excellence. »

Si l’on en croit certains théoriciens de la révolution du numérique, de l’intelligence artificielle et de la robotique, le caractère radicalement inédit des nouvelles technologies conçues par les GAFAMI américains et leurs équivalents chinois, les BATXH, donnerait raison aux partisans du RUB (ou « allocation universelle »).

QUAND ON PARLE DE ’ PÉNIBILITÉ ’ AU TRAVAIL, IL N’EST PLUS SEULEMENT QUESTION D’USURE PHYSIQUE, MAIS AUSSI D’ABSENCE DE SENS, DE RESPONSABILITÉ ET DE LIBERTÉ.

C’est là, par exemple, la thèse défendue par Jeremy Rifkin dans son livre La fin du travail, un ouvrage préfacé par un Michel Rocard qui, à l’époque, s’était mis en tête de défendre ces 35 heures que le monde entier, comme chacun sait, est censé envier à la France (on se demande d’ailleurs ce que nos voisins attendent pour les mettre en œuvre, la France restant le seul pays a détenir ce privilège admirable).

Dans un autre livre, La société du coût marginal zéro, Rifkin renforce sa thèse en la mettant au goût du jour : « L’automatisation remplace le travail humain dans tout le secteur logistique. Amazon se dote de véhicules intelligents automatisés et guidés, de robots automatisés et de systèmes de stockage automatisés dans les entrepôts et peut ainsi éliminer le travail manuel. Cet objectif est désormais en vue avec l’introduction des véhicules sans chauffeur. L’automatisation, la robotique et l’intelligence artificielle éliminent le travail humain aussi rapidement dans les services que dans l’industrie et la logistique. Secrétaires, documentaristes, standardistes, agents de voyage, guichetiers de banque, caissiers et d’innombrables autres employés de services ont pratiquement disparu dans les vingt-cinq dernières années à cause de l’automatisation… ».

De là aussi l’hypothèse défendue par certains économistes, selon laquelle nous pourrions assister désormais à une croissance sans emplois, à la montée en puissance d’entreprises du type Uber ou Airbnb, qui dégagent des profits colossaux sans pour autant créer du travail salarié dans la même proportion.

« L’effet pandémie » est venu se greffer sur ces idéologies pour renforcer chez certains la décision d’anticiper la fin du travail. C’est ainsi que 38 millions d’Américains ont quitté leur job en 2021 parce qu’ils en avaient assez de perdre leur vie… pour la gagner ! Selon d’autres économistes, plutôt des disciples de Schumpeter, ces analyses sont fausses, les technologies nouvelles créant de nouveaux emplois inconnus des temps anciens dans de nombreux domaines (cybersécurité, analyse des data, biotechnologies, services aux personnes, métiers de la santé, etc.). Le problème du chômage ne viendrait donc pas tant du manque d’emplois que d’une inadéquation entre la formation des salariés et les demandes des employeurs, des millions de personnes en Europe étant « inemployables » faute de formation adéquate.

NOUVELLES EXIGENCES

Mais c’est aussi en sens inverse que le problème se pose, du côté de l’offre faite par les entreprises, comme on le voit par exemple dans le domaine de la restauration où règne une pénurie de salariés faute d’attractivité. La vérité, c’est que de nombreuses personnes souhaiteraient travailler considérant que c’est un élément fort de construction de soi, de sociabilité et même de dignité humaine, à condition toutefois qu’elles puissent faire valoir de nouvelles exigences :
1) de sens, d’abord et avant tout (une donnée parfois plus importante que le montant du revenu ;
2) de liberté et d’autonomie, ensuite, l’aménagement des horaires devenant aussi important que le temps de travail, le développement du télétravail permettant, s’il est panaché raisonnablement avec du présentiel, de rapprocher travail et vie privée ;
3) d’utilité sociale enfin (l’impact écologique de l’entreprise prenant lui aussi de l’importance), bref, du qualitatif autant que du quantitatif pur, le bien-être et l’utilité du métier s’ajoutant aux revendications touchant le pouvoir d’achat.

Quand on parle de « pénibilité » au travail, il n’est donc plus seulement question d’usure physique, mais aussi d’absence de sens, de responsabilité et de liberté. Certains diront, plutôt à droite, que la paresse et l’assistanat gagnent du terrain, d’autres, plutôt à gauche, que ce dynamitage « par le fait » de la société du productivisme et de l’hyperconsommation va dans le bon sens. Bien entendu ces exigences ne sont pas les mêmes chez le jeune diplômé d’une grande école qui peut faire la fine bouche et chez le chômeur de 45 ans qui cherche désespérément de quoi faire vivre sa famille. Ce qui est clair à tout le moins, c’est qu’au lieu d’abolir le travail au nom du RUB ou d’une retraite couperet, on aurait tout intérêt, du côté des chefs d’entreprises comme des politiques, à tenir compte de ces métamorphoses du travail.

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