N° 138 - Été

« Les firmes investissent dans le métavers sans but précis »

Nouvel eldorado qui promet de solides retours sur investissement, le métavers est-il le dernier salon, virtuel, où il faut se montrer ? Entre risque de bulle spéculative et véritables opportunités d’affaires, les explications de Cyril Lapinte, expert en technologie.

Il est ingénieur informatique, passionné de technologie, et a longtemps travaillé dans la finance. Cyril Lapinte s’est rapidement imposé comme une personnalité tech importante de l’écosystème suisse. Son principal projet, le « C-Layer » ou « Compliance Layer », est un protocole qui permet de connecter la finance traditionnelle, la « TradFi », avec la finance décentralisée, la « DéFi », de manière fluide, en facilitant ainsi la gestion des clients, des transactions et des actifs financiers grâce à l’utilisation de la blockchain.

Le métavers, qui représente déjà un marché de plusieurs dizaines de milliards de dollars (certains disent qu’il « pèsera » 800 milliards en 2024), risque-t-il, à votre avis, de connaître l’explosion de sa bulle ? Après tout, Second Life, le premier métavers d’ampleur significative avait été lancé il y a presque 20 ans, en 2003.

C’est juste de dire que Second Life, lancé en 2003, était déjà un métavers. Cela montre bien que ce phénomène n’est pas aussi nouveau qu’on le croit. Bon nombre de quadragénaires comme moi l’ont connu. Les métavers d’aujourd’hui semblent bénéficier d’un effet de mode et d’un engouement particulier auprès de la génération Z et des millénials, c’est-à-dire auprès de ceux qui sont nés avec un internet tel qu’on le connaît actuellement. Nul besoin pour ces natifs du web de s’approprier un outil qui leur est naturel. Ces jeunes gens ont leurs communautés en ligne. Ils créent leurs contenus sur TikTok ou Instagram et réagissent rapidement aux buzz lancés par des influenceurs. Surtout, ils sont interconnectés. Leur engouement pour le métavers a ainsi été massif et rapide, créant effectivement une bulle.

Dans le monde de la finance décentralisée.
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(Illustration : Nicolas Zentner)
Dans le monde de la finance décentralisée, il est nécessaire d’introduire plus de transparence et de garantie dans les transactions.

Le métavers aurait pu rester du domaine du jeu vidéo, mais aujourd’hui, il est devenu un univers parallèle qui fait gagner et perdre de l’argent. Les banques et les grandes sociétés s’y jettent avec énergie. On peut par exemple commander une pizza d’une chaîne américaine dans un restaurant virtuel et la recevoir chez soi dans le monde réel. Les grandes marques y sont présentes, mais quel est leur intérêt ?

On l’a déjà vu avec Minecraft voilà quelques années. Il s’agit d’un jeu vidéo très addictif permettant de construire des immeubles, des quartiers, des villes, qui a connu une fulgurante expansion en réseau interactif, aboutissant même à des achats de terrains entre les joueurs. Ces transactions étaient cependant assez instables puisqu’il n’y avait pas nécessairement de contrôle d’administrateurs. Minecraft était aussi un métavers. Au fur et à mesure que les technologies blockchain et les cryptomonnaies se sont développées, les grandes entreprises du commerce et de la finance se sont intéressées au public actif dans cet univers. En réalité, il s’agit surtout d’une question d’image. Pour être dans le coup, il faut être dans le métavers. Néanmoins, cette image s’adresse davantage aux actionnaires de ces sociétés et à leurs investisseurs potentiels dans le monde réel.

EN RÉALITÉ, IL S’AGIT SURTOUT D’UNE QUESTION D’IMAGE. POUR ÊTRE DANS LE COUP, IL FAUT ÊTRE DANS LE MÉTAVERS. NÉANMOINS, CETTE IMAGE S'ADRESSE DAVANTAGE AUX ACTIONNAIRES DES SOCIÉTÉS QUI S'Y AFFICHENT ET À LEURS INVESTISSEURS POTENTIELS DANS LE MONDE RÉEL.

Cyril Lapinte, ingénieur informatique

Cela rappelle les débuts d’internet, à la fin du siècle dernier, lorsque les entreprises achetaient à prix d’or des sites web plutôt sommaires pour être à la mode, sans que cela leur rapporte de l’argent parce que les achats en ligne, notamment, étaient encore balbutiants. S’agit-il du même phénomène, deux ou trois décennies plus tard ?

Je le ne le crois pas. Dans les années 90, les responsables d’entreprise se précipitaient sur internet sans vraiment comprendre à quoi ce système pourrait servir, ni quelles étaient ses perspectives. De nos jours, les firmes qui investissent leur présence dans le métavers comprennent bien la technologie. Cependant, elles y viennent sans but précis. Il n’y a d’ailleurs pas que des entreprises qui adoptent cette attitude : on a vu Melania Trump transformer un de ses chapeaux en NFT (jeton cryptographique), le laisser quelque temps sur le marché, puis le racheter elle-même ! C’était une pure opération de communication, pour montrer combien elle était branchée.

Les métavers offrent des mécanismes de paiements, ainsi que des services financiers, qui reposent souvent sur des cryptomonnaies. Quel est le sens de votre engagement en faveur d’une certaine régulation des transactions ?

Le principe de marché, dans la finance décentralisée, est finalement de faire de la finance sans les banques. Dans le monde de la finance classique, on connaît un certain nombre de produits financiers qui s’échangent moyennant des conditions précises ; dans le monde virtuel, on échange librement des jetons, avec une valeur en cryptomonnaie. La blockchain permet de maintenir une forme de consensus entre les utilisateurs, dans un univers comme dans l’autre. Je pense qu’il est important d’introduire plus de transparence et de garanties dans ces transactions, en remettant en quelque sorte la loi au centre du jeu. La bulle à laquelle vous faisiez allusion est largement due au fait que les NFT, ces jetons dont l’utilisateur acquiert le code, ne sont pas des titres de propriété légaux. Dans un second marché décentralisé tel que je le préconise (actuellement, beaucoup de cryptomonnaies sont gérées de façon centralisée), on ira vers plus de sécurité, même si la caractéristique des opérations dans le métavers est que l’on peut, comme à la bourse, perdre ou gagner beaucoup en peu de temps.

Quels sont les risques que court un investisseur sur le métavers ?

Il y a toujours des risques quand on investit. Le premier est d’y consacrer plus d’argent qu’on peut se le permettre. Mais il existe d’autres types de dangers, comme lors de l’achat de cryptomonnaies et de la création de son portefeuille : qui possède la clé privée, moi ou la plateforme ? Même chose si vous achetez un terrain sur un métavers. La plateforme centralisée sur laquelle s’opère en général ce type de transaction, est-elle vraiment sécurisée ? Est-elle pérenne ? Existe-t-il un risque en cas d’explosion de son nombre d’utilisateurs ? Ou l’inverse, ce qui pourrait réduire mon investissement de départ à néant. Il existe un nombre infini de risques à investir dans le métavers pour ceux qui sont prêts à s’y lancer. Mais n’est-ce pas une vérité première que de dire qu’il y a du risque partout, dès lors qu’on entreprend quelque chose ?

IL EXISTE UN NOMBRE INFINI DE RISQUES À INVESTIR DANS LE MÉTAVERS POUR CEUX QUI SONT PRÊTS À S’Y LANCER. MAIS N’EST-CE PAS UNE VÉRITÉ PREMIÈRE QUE DE DIRE QU’IL Y A DU RISQUE PARTOUT, DÈS LORS QU’ON ENTREPREND QUELQUE CHOSE ?

Cyril Lapinte,, ingénieur informatique

Dispose-t-on, à l’échelon national, d’un moyen de contrôle ?

Nous avons la chance en Suisse que l’autorité des marchés financiers, la Finma, se montre étonnamment ouverte à l’expérimentation. Dans beaucoup d’autres pays, des enjeux politiques et monétaires interfèrent fortement dans ce domaine, ce qui n’est pas le cas chez nous. Il y a des gens compétents qui travaillent à une régulation ; après tout, le principe de la blockchain est que chaque élément est signé de manière cryptographique. L’application de la régulation s’en trouve ainsi facilité.

Une grande banque traditionnelle a-t- elle des raisons de s’engager dans le métavers ?

Certaines le font. Cela leur permet de créer de nouveaux actifs financiers, de nouvelles manières de vendre leurs produits financiers et ainsi d’acquérir de nouveaux clients, plus jeunes, descryptomillionnaires ou de futur millionnaires, qui habitent ici, ou qui viennent aussi de l’étranger. En rentrant dans le métavers, ces banques vont éduquer leur clientèle, tout en apprenant énormément sur les futurs profils de leurs clients à venir.

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