N° 136 - Automne 2021

Tout l’univers dans une chambre

Au XVe siècle, des princes italiens inventent le cabinet de curiosités. la nature devient alors un objet de fascination dont la collection, réservée aux plus riches, assure le prestige de son propriétaire.

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1655 - Frontispiece of Museum Wormiani Historia (DR)
Gravure de 1655 montrant l’intérieur du cabinet de curiosités de Olaus Worm à Leyde aux Pays-Bas.

Des fossiles, un agneau à deux têtes, des masques de Nouvelle-Guinée, une mèche de cheveux ayant appartenu à Elvis, une créature mi-singe, mi-poisson, le fémur d’un supposé géant… Dans l’East End de Londres, il existe un lieu étrange dans lequel Viktor Wynd, artiste et entrepreneur farfelu (il a baptisé son agence de voyages Gone With The Wynd), a rempli quatre pièces au sous-sol de son bar d’un bric-à-brac extravagant. Son Museum of Curiosities, Fine Arts and UnNatural History est à la fois l’apothéose d’un dandy qui, enfant, collectionnait tout ce qu’il trouvait et un hommage aux cabinets de curiosités qui, à partir du XVe siècle en Italie du Nord, cherchaient à mettre les merveilles de la nature dans une chambre.

On appelle alors un studiolo cette petite pièce vouée à l’étude en solitaire, entouré de tableaux et d’antiquités. Dans cet espace méditatif, l’individu prend conscience de lui-même et du monde. Rompant avec l’univers médiéval ordonné par Dieu, il se rapproche du cosmos grec. À Florence, Cosme de Médicis adjoint aux objets du passé des minéraux et des animaux naturalisés. L’homme de la Renaissance découvre avec stupeur que la Terre n’est pas au centre de l’Univers. Les voyages en bateau élargissent sa géographie, ses connaissances deviennent encyclopédiques. Des explorateurs rapportent de contrées lointaines des spécimens fantastiques. L’homme savant se passionne pour les merveilles de cette nature et ses anomalies ; l’homme riche, lui, cherche à en posséder les manifestations les plus rares. « Le cabinet métaphorise la puissance du prince et le nombre de pièces exposées engendre sa légitimité », écrit Christine Davenne dans son livre Modernité du Cabinet de Curiosités (Éd. L’Harmattan, 2004).

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(Viktor Wynd)
Vue intérieure du Museum of Curiosities, Fine Arts and UnNatural History, le cabinet des merveilles de l’artiste Viktor Wynd à Londres.

NATURE MAGIQUE

Œuvre individuelle et personnelle, aucun cabinet de curiosités ne res-semble à un autre. Au XVIIIe siècle, Auguste de Saxe amasse dans son palais de Dresde d’époustouflants objets d’orfèvrerie réalisés à partir de minéraux précieux tirés de ses mines, ainsi que les outils qui servent à leur extraction. Il a même à son service des ingénieurs qui lui créent des automates en bronze, histoire de reproduire par la mécanique le miracle de la vie. L’archiduc d’Autriche Ferdinand II, lui, accumule dans son château d’Ambras des armures de nains, d’enfants et de géants. « Ces différences rendent les Wunder-kemmer d’autant plus intéressantes, explique au mensuel The Artnewspaper, l’artiste américain Mark Dion dont les installations, depuis les années 90, consistent en de vastes vitrines exposant toutes sortes d’objets d’his-toire naturelle. Chacun est le reflet distinct de l’individu excentrique qui l’a créé. Contrairement aux musées qui représentent le triomphe de la science. Qu’ils se trouvent à Tokyo, à Kinshasa, à Rio, à Londres ou à Houston, ils parlent d’évolution, de taxonomie et de systématique sur le même modèle. En cela, les cabinets de curiosités sont préscientifiques avec toujours un pied dans le monde de la magie. »

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(Sebastiano Pellion)
« The Unruly Collection », 2015, par l’artiste américain Mark Dion.

Laurent de Médicis possède ainsi une corne de licorne, en fait une dent de narval, à laquelle on attribue la capacité de servir d’antidote puissant à n’importe quel poison. Une curiosité très utile à une époque où l’art raffiné de l’empoisonnement sème la terreur dans les cours européennes. Elle lui a coûté 6000 florins, alors que ses tableaux de Fra Angelico et de Jan Van Eyck – deux chefs-d’œuvre absolus – sont estimés dans son inventaire à 100 et 30 florins. Pour dire aussi les fortunes colossales que certains engloutissent pour alimenter leur curiosité. Tandis que d’autres profitent de la crédulité de cette clientèle aisée prête à avaler n’importe quelle légende pourvu qu’elle soit belle et lui apporte la renommée. Des taxidermistes naturalisent ainsi des créatures fabuleuses à partir de plusieurs animaux. Charles IX se voit ainsi offrir par la République de Venise une hydre à sept têtes : en fait sept serpents et un lapin cousus ensemble.

Daphné en argent et corail.
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(Staatliche Kunstsammlungen Dresden)
Daphné en argent et corail. Une œuvre de l’orfèvre Abraham Jamnitzer réalisée en 1586 et appartenant au cabinet de curiosités d’Auguste de Saxe.

Et tant pis si ces pièces sont fausses. C’est le prix à payer pour que ces chimères nourrissent l’imaginaire de ceux qui les possèdent. D’autant que la visite du cabinet est strictement encadrée ; y pénétrer est le signe d’un immense privilège. Conserver, posséder, accumuler dans le secret… cette manière de créer un monde en version miniature est aussi, quelque part, un moyen de se prendre pour Dieu. « Le cabinet renaissant par sa vocation universelle de genèse domestiquée soigne, classe, et calme tous les désordres, continue Christine Davenne. Le collectionnisme, issu de l’enthousiasme des grandes découvertes et de l’appropriation d’une pensée déthéologisée, va engendrer un autre sentiment : celui du paradis perdu. L’idée de l’immortalité se déplace vers le théâtre du monde, rempart et plateau de la mélancolie. » Supplanté par les musées d’histoire naturelle qui, dès le XIXe siècle, classent des éléments que les cabinets tendaient à mélanger, le genre passe de mode. Il renaît au XXe siècle grâce aux artistes et aux surréalistes notamment pour qui les rapprochements insolites et poétiques entre les mots et les objets excitent la créativité. On pense à Marcel Duchamp dont La Boîte-en-Valise de 1936 contient l’intégralité de son œuvre, mais en version réduite et transportable. Plus près de nous, Damien Hirst s’est lui aussi inventé un cabinet où il conserve ses collections d’insectes et de papillons.

« Signification (Hope, Immortality and Death in Paris, Now and Then)»
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(Damien Hirst and Science Ltd.)
« Signification (Hope, Immortality and Death in Paris, Now and Then)», 2014. Un cabinet de l’artiste britannique Damien Hirst réalisé en collaboration avec la maison Deyrolle, le célèbre taxidermiste parisien.

L’artiste britannique raconte sa fascination lorsque, enfant, il observait des spécimens bizarres exposés dans les foires. L’utilisation dans son œuvre de la vitrine, l’accumulation d’éléments parfaitement hétéroclites, d’animaux morts plongés dans des aquariums de formol, de faux vestiges antiques et de modèles d’anatomie en cire font clairement référence au cabinet des origines. Pourquoi ces inventaires étranges exercent-ils une telle attraction ? Parce qu’ils réenchantent le spec tacle du monde en racontant des histoires extraordinaires. « Nous sommes les archéologues fascinés par tout ce qui a été perdu : les grands mammifères, le goût des fruits et la pureté de l’air et de l’eau », explique Christine Davenne. Comme une tentative de sauver cet univers en péril en le rangeant dans une boîte.

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