N° 122 - Printemps 2017

Nos vies bouleversées par la troisième révolution industrielle

Nous vivons aujourd’hui, directement venue de la Silicon Valley, la troisième grande révolution industrielle.

Elle nous pose plusieurs questions cruciales : d’abord, qu’est-ce au juste qu’une révolution industrielle et pourquoi n’y en a-t-il que trois connues jusqu’à ce jour (et non pas quatre, comme on le dit souvent à tort, l’Internet des objets, la robotique et l’intelligence artificielle étant d’entrée de jeu au cœur du cœur de la troisième) ? Ensuite, en quoi consistent au juste les trois retombées majeures de cette révolution, à savoir le transhumanisme (les biotechnologies médicales), l’économie collaborative (Airbnb, Uber, BlaBlaCar et les autres), mais aussi la voiture et le camion autopilotés qui vont changer du tout au tout la mobilité du XXIe siècle ? Enfin, allons-nous vivre, comme l’annonce sans rire un idéologue comme Jeremy Rifkin, la fin du capitalisme, de la propriété privée et du profit ou, au contraire, comme je le crois, l’avènement d’un supercapitalisme, facteur d’immenses progrès, certes, mais aussi de dérégulation, de dumping social, de marchandisation d’actifs privés et de profits aussi colossaux qu’extraordinairement rapides (pour mémoire, la capitalisation en Bourse d’Airbnb est presque le triple de celle d’un groupe d’hôtellerie comme Accor) ?

Reprenons.

Pour qu’on puisse parler sérieusement d’une révolution industrielle, il faut que trois éléments fondamentaux soient réunis : d’abord une ou plusieurs sources d’énergies nouvelles ; ensuite des modes de communication tant idéels que physiques (matériels) inédits ; enfin une réorganisation complète de l’économie.

À partir de là, on peut commencer à proposer une périodisation cohérente.

LES PRONOSTICS DE RIFKIN SONT À LA LIMITE DE L’IMPOSTURE INTELLECTUELLE.

La première révolution industrielle est celle des années 1780 directement issue de l’invention par Watt en 1769 de la machine à vapeur. Une fois couplée avec celle de Gutenberg, elle va permettre l’imprimerie industrielle, celle des rotatives, des imprimantes à rouleau propulsées par cette énergie nouvelle, ce qui va donner à la démocratie et à l’instruction publique leur véritable essor : sans la grande presse et sans manuels scolaires bon marché, pas d’espace public de discussion, pas de transmission des savoirs à l’ensemble de la nation. À la communication idéelle ainsi mise en place s’ajoute la communication physique, celle du transport des personnes et des marchandises par le chemin de fer (la locomotive à vapeur). Troisième niveau de cette première révolution, on assiste à l’apparition des grands centres urbains, du salariat et de la classe ouvrière, regroupés autour des usines, des unités de production centralisées et hiérarchisées qui sont par avance le contraire absolu de cette économie en réseau de particulier à particulier qu’on dit « collaborative » sur le modèle d’Airbnb et d’UberPop.

La deuxième révolution industrielle est celle des années 1890, qui repose sur deux sources d’énergies enfin maîtrisées : le moteur à explosion et l’électricité désormais produite par de grandes centrales. Le phénomène électrique était bien sûr connu depuis les Grecs (le mot électron désignant l’ambre jaune dont ils connaissaient le pouvoir d’aimanter), mais l’ampoule à filament n’est inventée qu’en 1879 par Edison et c’est seulement la même année que la première centrale voit le jour à Saint-Maurice. Deux communications vont alors prendre le relais des anciennes : du côté idéel, le télégraphe sans fil (TSF, inventé par Marconi en 1895), puis le téléphone, la radio et la télévision et, du côté matériel, le train électrique, la voiture, le camion et l’avion à hélice. Du coup, les multinationales peuvent voir le jour. C’est ici le lieu de noter qu’une révolution industrielle possède une épaisseur dans le temps, et ce pour une raison de fond qui explique pourquoi il est erroné de parler à tout bout de champ de « quatrième », voire de « cinquième révolution » dès qu’une nouveauté pointe le nez. C’est qu’il y a toujours deux phases dans ces grands bouleversements. D’abord un moment de destruction des emplois et des modes de vie anciens, moment que symbolise déjà en 1811 la révolte des luddites contre la machine à tisser qui leur vole leurs emplois (révolte suivie par celle des canuts à Lyon en 1831 contre la fameuse machine Jacquard qu’ils « sabotent » en jetant dedans leurs souliers de bois…). Vient ensuite le moment de la recréation, de la marchandisation d’objets de grande consommation qui recrée des emplois. À noter aussi, le fait que les emplois nouveaux sont si différents de ceux qui avaient été détruits qu’ils posent évidemment un problème social de transition.

La troisième révolution industrielle est différente des deux autres en ce sens que l’énergie nouvelle sur laquelle elle repose n’appartient plus au monde des atomes, mais à celui des bits. Pour mieux dire, son énergie est celle de l’intelligence avec l’invention du Web par Tim Berners-Lee et Robert Cailliau en 1990. Le Web, que l’on confond souvent avec le Net, n’en est en vérité qu’une application, comme Entourage, par exemple, mais une application géniale qui consiste à casser les silos qui dominaient encore l’Internet en permettant à tous les humains d’être reliés entre eux, de communiquer de n’importe quel point du globe, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Comme dans toute révolution industrielle, on retrouve les deux types de communication, idéelle (avec Google, les réseaux sociaux, etc.), mais aussi réelle avec les objets connectés (l’Internet des objets, des capteurs). Il y a aujourd’hui environ 15 milliards d’objets connectés dans le monde. Il y en aura selon les prévisionnistes 300 milliards à la fin de la prochaine décennie et ils vont changer nos modes de vie davantage dans les trente ans qui viennent que dans les trois mille ans qui précèdent !

Troisième niveau de cette troisième révolution industrielle, celui de l’économie collaborative, latérale, horizontale, « peer to peer », rendue possible par l’intelligence artificielle qui traite le big data en temps réel sur des capteurs rassemblés au creux de notre main dans un smartphone. Or ce sont maintenant huit grands secteurs d’innovation qui composent cette révolution : d’abord les fameuses NBIC (les nanotechnologies rendues possibles par le microscope à effet tunnel ; les biotechnologies, avec le séquençage du génome humain réalisé en 2003 et ésormais accessible à tous, mais aussi avec l’invention du sécateur d’ADN dit « CrisprCas9 » ; l’informatique, bien sûr, et enfin le cognitivisme, c’est-à-dire l’intelligence artificielle, qui est déjà capable de battre le champion du monde de jeu de go et qui va impacter toutes les activités humaines) – à quoi on ajoutera les imprimantes 3D, l’hybridation homme/machine, la maîtrise des cellules souches et des cellules sénescentes, ainsi que, last but not least, le développement hallucinant de la robotique. C’est sur fond de ces innovations technoscientifiques que se profilent les principales retombées de cette troisième révolution. D’abord le transhumanisme, financé à coup de milliards de dollars par Google, un projet qui vise à « augmenter » l’être humain, notamment grâce à l’ingénierie génétique et à la lutte contre le vieillissement. Ensuite l’économie collaborative, qui se développe déjà de manière exponentielle grâce aux progrès de l’intelligence artificielle. Enfin le bouleversement de la logistique et des transports avec la voiture et le camion non seulement autopilotés, mais interconnectés.

LES EMPLOIS NOUVEAUX POSENT ÉVIDEMMENT UN PROBLÈME SOCIAL DE TRANSITION.

Comme on le voit, la fin du capitalisme, de la propriété privée et du profit n’est pas pour demain et les pronostics de Rifkin sont à la limite de l’imposture intellectuelle tant c’est le contraire exact de ce qu’il annonce que nous sommes en train de vivre. Allons-nous pour autant vers la fin du travail ? Méfions-nous du raisonnement simpliste selon lequel les robots et l’intelligence artificielle vont remplacer l’humain. Ce sont plus les tâches que les métiers qui seront impactées. Reste que nous allons vivre un formidable « déversement » des secteurs anciens vers les nouveaux ce qui supposera un tout autre accompagnement social et, plus encore, des systèmes de formation permanente infiniment plus performants que ceux d’aujourd’hui.

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