N° 123 - Été 2017

L’intelligence artificielle contre le travail humain ?

Depuis Pascal, qui opposait déjà l’esprit de finesse à l’esprit de système, nous savons qu’il existe plusieurs sortes d’intelligence humaine.

On prête parfois moins d’attention aux deux variétés, bien différentes elles aussi, de l’intelligence artificielle (IA) : la « faible », qui est déjà réalité, et la « forte » qui reste encore une utopie. L’IA faible, c’est celle qui a battu Kasparov, le champion du monde d’échecs, en 1997.

Les progrès accomplis ces toutes dernières années en la matière sont sidérants. Watson, le programme informatique d’IBM, a remporté haut la main en 2011 aux États-Unis le célèbre jeu télévisé Jeopardy en battant deux de ses champions. Il s’agissait pourtant d’un incroyable défi pour une machine : trouver la question correspondant à une réponse formulée en anglais courant. En utilisant notamment le logiciel Hadoop (un logiciel de traitement du big data), Watson s’est montré capable de décrypter correctement en moins d’une minute 200 millions de pages de texte ! La performance, vertigineuse, laisse rêveur. Depuis, l’IA dite « faible » a également battu le champion du monde de jeu de go ainsi que plusieurs champions de poker, ce qui est infiniment plus difficile encore, puisqu’il faut savoir non seulement bluffer, autrement dit mentir, mais être aussi capable de détecter quand l’adversaire en fait autant.

L’IA forte, c’est encore autre chose. Ce serait l’intelligence d’une machine (d’un cerveau en silicone) capable, non seulement, de mimer l’intelligence humaine, mais aussi de posséder réellement la conscience de soi et des émotions telles que l’amour et la haine, la peur, la colère, la jalousie, etc. Nombre de cognitivistes sont convaincus qu’on parviendra un jour à fabriquer des machines semblables au cerveau humain, les partisans de l’IA forte plaidant, en s’appuyant sur un monisme matérialiste, que le cerveau et la pensée ne font qu’un et que le cerveau lui-même n’est qu’une machine comme les autres, seulement vivante et plus sophistiquée, mais qu’on parviendra un jour à imiter de manière parfaite. De là l’idée (le fantasme ?) d’un Ray Kurzweil, le patron de l’Université de la Singularité créée par Google en 2008 au cœur de la Silicon Valley, selon lequel nous pourrons atteindre l’immortalité en nous hybridant avec ces entités nouvelles et en devenant ainsi nous-mêmes des « post-humains ».

Comme en témoigne la lettre ouverte signée par Elon Musk, Stephen Hawking et Bill Gates en juillet 2015 avec mille chercheurs du monde entier, la création d’une « superintelligence », sorte d’intermédiaire entre l’IA faible et l’IA forte est, elle, à portée de main. Ces trois personnalités, pourtant passionnées de science et de technologies nouvelles, attirent dans cette perspective notre attention sur les dangers considérables que ferait courir à l’humanité le passage des drones ou des missiles téléguidés par des humains, à des robots tueurs, supposés « intelligents » et, comme tels, capables de décider par eux-mêmes « d’appuyer sur le bouton », s’octroyant ainsi le droit de vie et de mort sur tel ou tel groupe d’individus. Dans leur lettre, nos trois héros de l’intelligence artificielle abordent les arguments pour et contre ces robots. Ils n’occultent pas le fait qu’ils pourraient en cas de guerre remplacer les humains et, par conséquent, éviter des pertes inutiles. Mais, comme ils l’écrivent aussitôt, le danger n’en est pas moins immense, largement supérieur à l’avantage qu’on peut en tirer : « Peu coûteuses, écrivent-ils, et ne nécessitant pas de matériaux rares, ce qui n’est pas le cas des bombes atomiques, de telles armes seraient bientôt omniprésentes. Bien vite, on les trouverait sur le marché noir, les terroristes pourraient eux aussi en disposer facilement, mais également les dictateurs qui veulent asservir leurs peuples, les chefs de guerre aux tendances génocidaires, etc. » De là les avertissements de nos trois compères, qu’il est bon d’entendre car ils semblent croire au passage insensible de l’IA faible à la forte.

JE SUIS DE CEUX QUI S’INQUIÈTENT DE LA SUPERINTELLIGENCE.

BILL GATES

Écoutons d’abord Bill Gates : « Je suis de ceux qui s’inquiètent de la superintelligence. Dans un premier temps, les machines accompliront de nombreuses tâches à notre place et ne seront pas superintelligentes. Cela devrait être positif si nous gérons ça bien. Plusieurs décennies plus tard, cependant, l’intelligence sera suffisamment puissante pour poser des problèmes. Je suis d’accord avec Elon Musk et d’autres, et je ne comprends pas pourquoi les gens ne sont pas inquiets. » Et Stephen Hawking d’enfoncer le clou : « Réussir à créer une intelligence artificielle (sous-entendu : forte) serait un grand événement dans l’histoire de l’homme. Mais ce pourrait aussi être le dernier. » Pourquoi le dernier ? Parce que tout être doté d’une intelligence « darwinienne » et, dans l’hypothèse où se place Hawking, ce serait le cas des machines qui accéderaient à l’IA forte, a pour premier et principal but de survivre, donc d’éliminer tous ceux qui menacent sa vie. Or les machines intelligentes, comme dans les pires scénarios de science-fiction, étant capables de lire en quelques secondes des millions de pages, sauraient à peu près tout sur nous, à commencer par le fait que nous, les humains, sommes les seuls à pouvoir les débrancher, ce qui ferait de nous leurs premiers et principaux ennemis. Contrôlant tous les services informatisés, donc les armées, elles seraient aisément capables de nous détruire.

Laissons enfin la parole à Elon Musk, entre autres brillantissime patron de Tesla et de Space X : « Je pense que nous devrions être très prudents. Si je devais deviner ce qui représente la plus grande menace pour notre existence, je dirais probablement l’intelligence artificielle. Je suis de plus en plus enclin à penser qu’il devrait y avoir une régulation, à un niveau national ou international, simplement pour être sûr que nous ne sommes pas en train de faire quelque chose de stupide. Avec l’intelligence artificielle nous invoquons un démon. » Et joignant le geste à la parole, Musk a mis de sa poche 10 millions de dollars dans un fonds dédié à la recherche sur la sécurité des futures avancées de l’intelligence artificielle. Cela dit, quand bien même on resterait convaincu que l’IA forte n’est qu’une utopie, l’IA faible qui dépasse désormais, et de très loin, la plupart de nos capacités intellectuelles, n’en pose pas moins déjà des problèmes ien réels, car elle peut remplacer non seulement des tâches relativement simples et automatiques, du type caissière de supermarché ou serveur chez McDonald’s, mais elle dépasse aussi largement l’être humain dans des domaines infiniment plus sophistiqués, par exemple en radiologie, en chirurgie, en cancérologie ou encore dans l’analyse de la jurisprudence de procès.

AVEC L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE NOUS INVOQUONS UN DÉMON.

ELON MUSK

Face à l’hypothèse que l’IA pourrait remplacer le travail humain, certains plaident pour un revenu universel de base (RUB). C’est à la fois une erreur et une faute. Une erreur, parce que le travail humain n’est pas près de disparaître. Partout où il y a une demande nouvelle et forte, des emplois sont possibles. Voyez l’exemple, sinistre mais bien réel, du terrorisme qui, en quelques années seulement, a créé des millions d’emplois nouveaux dans le monde. Du reste, paradoxalement, partout où l’on met des robots intelligents, le besoin de relations humaines et de confiance, donc d’emploi, augmente et il est notable que les pays les plus innovants sont ceux où le chômage est le moins élevé. Mais c’est aussi une faute morale. En effet, qui pourrait sérieusement souhaiter vivre dans une société où, à terme, 70% des gens étant économiquement inutiles, ils vivraient tout à la fois dans une relative pauvreté, la perte de l’estime de soi et le ressentiment, tandis que 30% d’utiles seraient riches, contents d’eux et méprisants à l’égard des « parasites » qu’ils feraient vivre à leurs frais ?

La tâche qui s’impose à nous tous dans les années qui viennent est donc claire. Elle sera difficile, mais exaltante, car à vrai dire vitale : elle consistera à repenser de fond en comble nos systèmes de formation afin de rendre l’intelligence humaine, en l’occurrence celle de nos enfants et petits-enfants, non pas victime mais complémentaire de l’IA. Vaste chantier !

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