De gauche à droite : Stéphane Garelli, professeur à l’IMD - Marian Stepczynski, économiste et ancien directeur du « Journal de Genève » - Tibère Adler, directeur romand d’Avenir Suisse.
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De gauche à droite : Stéphane Garelli, professeur à l’IMD - Marian Stepczynski, économiste et ancien directeur du « Journal de Genève » - Tibère Adler, directeur romand d’Avenir Suisse. © DP © Daniel Hostettler © DR
N° 124 - Automne 2017

Réserves de la BNS : un trésor qui ne sert à rien ?

La Banque nationale suisse dispose d’énormes réserves et mène une politique monétaire visant à contenir la tendance à la hausse du franc suisse. Dans ce cadre, elle a placé quelque 135 milliards de francs, sur un total dépassant les 700 milliards, en actions étrangères pour moitié américaines. Y a-t-il un danger réel pour notre pays de se lier ainsi au destin de groupes étrangers ? La volonté farouche de préserver l’indépendance de notre Banque centrale excuse-t-elle la quasi-absence de contrôle parlementaire ou gouvernemental sur les décisions stratégiques et de placement du Directoire de la BNS ? Nous avons réuni, autour du directeur romand d’Avenir Suisse Tibère Adler, qui joue ici le rôle de modérateur, deux économistes de renom et d’expérience, le professeur de l’IMD Stéphane Garelli, défenseur (voir « L’INFORMATION IMMOBILIÈRE » Nº 122) du projet de Banque d’infrastructure suisse, et Marian Stepczynski, économiste et ancien directeur du « Journal de Genève ». Le débat s’est installé de lui-même : doit-on s’inquiéter du statut littéralement « tabou » de la BNS en Suisse – malgré quelques faux pas stratégiques par le passé – et de l’utilisation que ce mystérieux aréopage de spécialistes fait des énormes fonds qui sont à sa disposition ?

Les possibilités d’utiliser les milliards de la BNS à des fins plus concrètes que le placement chez Amazon ou Google ne manquent certes pas, les exemples de Banques centrales menant une politique différente de la nôtre non plus. Un des paradoxes reste que notre « Fed » accumule d’immenses réserves, tandis que partout se développent des politiques de semi-austérité, et cela parallèlement à de cruels retards de modernisation des équipements et des infrastructures. L’échange de vues qu’on lira ici met en exergue quelques points de réflexion, esquisse des solutions possibles et, dans l’ensemble, déplore que l’équanimité helvétique confine parfois à la pusillanimité.

Discussion à bâtons rompus entre Stéphane Garelli, professeur à l’IMD, et Marian Stepczynski, économiste et ancien directeur du « Journal de Genève », animée par Tibère Adler, directeur romand d’Avenir Suisse. Propos recueillis par Thierry Oppikofer.

Stéphane Garelli : La BNS a quelque 730 milliards de francs de liquidités à investir. Elle en a placé 135 milliards en actions, pour moitié américaines et pour moitié d’autres pays. Rien n’interdit à la BNS d’agir ainsi ; on sait qu’elle ne peut investir dans des entreprises nationales, à la différence de la Banque du Japon, la seule avec la nôtre à pratiquer aussi des achats massifs de titres, et qui se retrouve actionnaire de 200 des 225 entreprises du Nikkei.

Ce qui est un peu préoccupant, c’est qu’on a eu connaissance de ces montants et de cette répartition géographique sommaire grâce à nos amis américains qui ont eu la gentillesse de nous en informer. De fait, personne ne sait dans quels titres sont placés les 67,5 milliards qui ne sont pas investis aux États-Unis, ni quelle est la stratégie de la BNS au moment du vote des actionnaires. Lorsqu’on pose cette question indiscrète, comme cela a été fait lors de l’assemblée générale de Chevron Corporation aux États-Unis, la réponse de la BNS est en gros la suivante : « Nous investissons selon une directive interne, mais nous ne publierons ni cette directive, ni nos intentions de vote à l’assemblée générale. » Permettez-moi de considérer que la transparence n’est pas assurée ! En outre, le rôle de notre Banque centrale est-il vraiment de financer par exemple une société comme Apple, qui affiche 256 milliards de dollars de liquidités sur ses comptes et qui en utilise une grande partie pour racheter ses propres actions ?

Marian Stepczynski : Il me paraît important de préciser que la BNS a procédé à ces achats de titres étrangers, à hauteur de 20% de ses actifs, pour enrayer la hausse vertigineuse du franc suisse, à partir de 2012. De 1960 à 2011, la BNS effectuait sereinement ses placements en obligations, en bons du Trésor américain… puis elle a voulu contenir la montée du franc. Les graphiques sont assez éloquents ; celui de la page 27 montre une évolution phénoménale.

La question est de savoir quoi faire avec plus de 700 milliards ! La Banque nationale suisse fait des profits absolument gigantesques, mais elle fait aussi de grosses pertes, à hauteur de 20 milliards parfois. Mais en moyenne, elle réalise des profits considérables, y compris dans ses placements en actions. Les responsables cantonaux commencent à se dire que, dans le fond, cet argent appartient à tout le monde et qu’ils aimeraient bien en toucher davantage que leur participation actuelle de 500 millions par an. À une époque de taux bas, les bons du Trésor ne sont pas attrayants ! La BNS doit donc dégager suffisamment de revenus à moyen et long terme, ce que sa politique de placement en actions lui permet. Elle suit une stratégie d’investissement assez passive, que vous n’estimez pas assez transparente, mais qui s’avère correcte par rapport aux indices. Ce qui est logique puisque ces indices se basent sur les grandes compagnies comme Apple, Microsoft et consorts. Cette situation est finalement la conséquence logique du choix de défendre une parité raisonnable du franc.

schéma BNS

Stéphane Garelli : Je pense utile de rappeler que la politique de la BNS consiste premièrement à investir en monnaies étrangères pour garder le franc bas. Deuxièmement, elle doit respecter la limite statutaire de 20% de ses réserves au maximum placées dans des actions. Troisièmement, elle n’a pas la possibilité de prêter de l’argent à la Confédération, ni celle d’investir en Suisse. Cela établi, nous sommes d’accord ; ce que vous avez dit est très important : c’est une gestion indicielle passive, c’est-à-dire qu’on reproduit les capitalisations sur le marché. Autrement dit, et c’est intéressant, tout le monde achète les mêmes actions ! Tout le monde achète du Microsoft, du Google ou de l’Apple. Il est permis de se demander si cela n’a pas contribué à faire exploser le prix de ces actions. Si l’ensemble des investisseurs fait la même chose, on se retrouve avec les fameux cinq plus grands groupes qui reçoivent l’argent de tout le monde !

Autre question à laquelle personne ne veut ou ne peut répondre et que j’évoquais tout à l’heure : quelle est la position de l’actionnaire BNS aux assemblées générales de ces mastodontes qui se renforcent en permanence ?

Consultez le site de la BNS, on y est dans une obscurité totale, une chatte y perdrait ses petits, à tel point que je me demande si ce n’est pas voulu, car il y a des informations sur la proportion des actifs en francs, en dollars ou en euros ; on vous indique aussi ce qui est placé à long ou à court terme, mais cela ne va pas plus loin. Or si, à la rigueur, on peut le comprendre en matière d’obligations, il me semble que lorsqu’une Banque centrale achète des actions, il y a quand même d’autres règles du jeu ! On nous répond en quelque sorte : circulez, il n’y a rien à voir ! Mais la politique actuelle change considérablement les règles du marché et modifie fortement la valorisation de ces entreprises qui reçoivent beaucoup d’argent. Il est étonnant que nous obtenions des bribes d’information, via des institutions américaines elles-mêmes obligées de respecter un devoir de transparence, mais qu’on ignore le reste.

Tibère Adler : Faudrait-il imposer des règles de transparence à la BNS ? Ce ne serait pas impossible ; juste un pas à (oser) franchir…

Marian Stepczynski : Disons que cet aspect des placements en actions n’est pas l’essentiel de la politique monétaire de notre Banque centrale. Il est vrai qu’on frôle parfois la notion d’opacité, mais je l’attribue au besoin qu’éprouve le Directoire de la BNS de garder le contrôle. D’ailleurs, certaines questions ont le don de braquer vos interlocuteurs de la Bundesplatz : si vous évoquez l’hypothèse de la création d’un Fonds souverain, la BNS vous rétorque qu’il n’y en a nul besoin, puisqu’elle joue elle-même ce rôle.

Stéphane Garelli : C’est ce qu’on nous a dit à plusieurs reprises, en effet, et cela ne me choque pas, à partir du moment où, comme dans tous les autres Fonds souverains, il y a transparence dans la gestion. Les grands Fonds souverains, comme le norvégien par exemple, offrent une transparence totale sur les principes d’investissement, les secteurs choisis et ceux qui sont exclus, parce que c’est tout aussi important de savoir dans quoi on investit que dans quoi on n’investit pas. Voilà qui est très transparent ! Pour les obligations d’État, rien de dramatique tant qu’il ne s’agit pas de dictatures honnies. Mais à partir du moment où l’on touche à des actions d’entreprises, on doit se poser la question de la transparence, mais aussi se demander si la BNS est bien inspirée de placer cet argent de la sorte. Ne pourrait-il pas être mieux utilisé ? Ce pactole ne cesse d’augmenter et continuera à croître, parce que notre balance des comptes courants est excédentaire à plus de 10% du PIB cette année et qu’elle a été excédentaire durant les 35 dernières années. Nous allons donc continuer à accumuler de l’argent. L’investir dans de grandes sociétés américaines qui n’en ont pas besoin, parce qu’elles ne savent déjà pas quoi faire avec leurs liquidités, est-il le meilleur moyen de procéder ?

Schéma BNS 2

Thierry Oppikofer : Est-ce qu’il y a des réactions du côté des entreprises suisses ? Si la BNS ne veut pas investir en actions helvétiques, ne peuvent-elles pas proposer de modifier cet état de fait ? N’y a-t-il pas non plus d’initiative du côté politique ?

Marian Stepczynski : Tout le monde en Suisse se focalise sur l’évolution du taux de change. Ceux qui suivent de près la politique de placement de la BNS, ce sont plutôt les Américains, qui commencent à surveiller de près la stratégie de notre pays et de quelques autres, avec l’arrière-pensée qu’il pourrait y avoir des intentions de manipulation. Il est vrai qu’un pays avec une balance courante aussi excédentaire, et depuis si longtemps, ne peut cacher qu’il vise à maintenir une parité favorable de sa monnaie. Sans cette politique, le franc se serait envolé depuis longtemps, comme le deutsche mark autrefois.

Stéphane Garelli : Je crois que certains commencent à se poser un peu la question au Parlement. Une ou deux voix à la Commission des finances chuchotent que les Chambres fédérales ont quand même un devoir de surveillance en ce qui concerne la BNS et sont supposées être informées de ce qui s’y passe. Jusqu’ici, chacun respectait religieusement l’indépendance de la Banque centrale et je crois que le Directoire a raison de se battre pour cette indépendance. Pourtant, cela ne saurait signifier que la BNS n’est pas responsable, ni redevable de comptes à la Nation sur ce qu’elle fait… en toute indépendance.

Marian Stepczynski : Les interventions parlementaires me paraissent porter surtout sur le niveau des taux, si bas qu’il devient négatif ! On s’inquiète des effets de cette situation sur les caisses de pension et les épargnants ; payer des intérêts sur ses propres liquidités paraît contre nature. D’aucuns estiment que la Confédération devrait non seulement investir, mais aussi emprunter massivement pour financer de grandes infrastructures.

Tibère Adler : Il est vrai, en tout cas, qu’en Suisse, où l’on aime voter sur tout et sur rien, de la largeur des camions au prix du lait ou de la vignette autoroutière, il reste un domaine, un secteur protégé, respecté, celui sur lequel règne la BNS. On confie ainsi, les yeux fermés et quoi qu’il arrive, notre destin en termes de politique monétaire à des technocrates. Disons qu’il y a parfois des réactions sur des points précis : la rétrocession aux cantons, les taux négatifs… Mais que des actions soient achetées ou non aux États-Unis, cela n’intéresse qu’une poignée d’experts. Le peuple et ses élus, eux, se demandent surtout quoi faire des 730 milliards ! L’obsession américaine de la transparence ne rend pas la « Fed » plus indépendante et vertueuse pour autant.

LA CONFÉDÉRATION DEVRAIT NON SEULEMENT INVESTIR, MAIS AUSSI EMPRUNTER MASSIVEMENT POUR FINANCER DE GRANDES INFRASTRUCTURES.

Marian Stepczynski, économiste et ancien directeur du « Journal de Genève »

Stéphane Garelli : Il y a une question fondamentale d’économiste qu’on peut évoquer, c’est celle de savoir si l’on parle là de vrai argent ou pas ! Lorsqu’on interroge la BNS, elle répond qu’il s’agit de création monétaire et que l’on ne peut donc pas l’utiliser, parce que ce n’est pas du vrai argent et qu’on risque aussi d’en avoir besoin tôt ou tard. La grande question, c’est le bilan de la BNS, multiplié par dix en dix ans. Pensons-nous tous ici qu’il va se diviser par dix au cours de la prochaine décennie ? Je ne le pense pas. Deuxièmement, qu’est-ce que le vrai argent ? On nous brandit le terme de création monétaire. Mais une carte de crédit, c’est de la création monétaire ; un bitcoin, c’est de la création monétaire ! Pour ma part, je crois que tant qu’on aura confiance en la Suisse, en son économie, en ses institutions, le franc suisse restera solide et surtout on pourra acheter quelque chose avec ces réserves monétaires. Franchement, a-t-on acheté des actions avec du faux argent ? Non ! Les gens nous les ont vendues, donc ils ont confiance, donc c’est du vrai argent. Je reviens à la question de Tibère Adler : est-ce qu’on peut faire mieux pour investir ce « jackpot », y a-t-il mieux à faire qu’accumuler ?

AUJOURD’HUI, CE NE SONT PAS LES TRAVAILLEURS, MAIS L’ARGENT QUI EST AU CHÔMAGE EN SUISSE.

Stéphane Garelli, professeur à l’IMD

Marian Stepczynski : Certes, mais relevons quand même l’aspect « circulaire » de ce problème. Les actifs dont dispose la BNS sont essentiellement des devises étrangères, qui doivent par définition être placées à l’étranger. Or comme ce sont a priori de bons placements, ils dégagent des rendements qui viennent s’ajouter au fameux pactole ! Comment voulez-vous que le franc ne monte pas ?

Stéphane Garelli : Je crois qu’il faut se rappeler qu’au fond, la priorité c’est la monnaie. C’est-à-dire qu’il ne faut pas emprunter en francs suisses. Quoique si une entreprise suisse émettait une obligation en euros, la BNS pourrait en théorie l’acheter parce que ce serait de l’euro… ou ne pas l’acheter parce qu’il s’agirait d’une entreprise suisse. Encore un point de détail qui mériterait des éclaircissements. Aujourd’hui, les réserves de la BNS équivalent à 100% du PIB et même davantage. Sauf cataclysme monumental, cela va s’amplifier, parce qu’un pays qui accumule autant d’excédents sur sa balance des comptes courants pendant aussi longtemps, même si ce n’est pas du pétrole, même si c’est des idées, de la technologie, de l’intelligence, va continuer aussi à engranger des excédents.

Marian Stepczynski : Souvenons-nous quand même de la chute de l’UBS. Que s’est-il passé ? La BNS a créé une structure ad hoc – le StabFund – pour reprendre les actifs dits « pourris » de la banque, qui ont fini par être revendus avec bénéfice. Donc en cas de crise grave, le système fonctionne.

Tibère Adler : Je voudrais aborder un autre point : quelles sont les contreparties au passif des fameux 730 milliards ?La BNS évoque des engagements. On sait qu’il y a 470 milliards au titre du « compte de virement des banques en Suisse » : quelle réalité ce chiffre recouvre-t-il ? Fondamentalement, si les fonds propres de la BNS devaient brus-quement être négatifs, cela aurait-il un impact réel sur son fonctionnement et sur notre économie ?

Stéphane Garelli : Probablement pas. N’oublions pas que la BNS peut prendre un bout de papier et écrire le chiffre 10 dessus et que cela vaudra 10 francs et, sur le même bout de papier, écrire le chiffre 100 et cela vaudra 100 francs ! En fait, c’est une question de confiance et rien d’autre qu’une question de confiance. Tant que le monde a confiance dans la Suisse, dans ses institutions, dans l’économie, il y a une marge de manœuvre considérable pour la BNS. Sans même parler des fameux 730 milliards qui défient l’imagination, n’en prenons que 135, équivalant à ceux qui sont aujourd’hui investis en actions et donc sou-mis à un plus haut risque, et plaçons-les ailleurs : nous aurons déjà quelque chose de concret.

Thierry Oppikofer : Donc selon vous, en cas d’effondrement du marché américain, si la moitié des 135 milliards étaient perdus, ce serait quasiment anodin ?

Marian Stepczynski : Sûrement pas aux yeux des Cantons et de la Confédération !

Stéphane Garelli : Mais cela dit, même s’il y avait une immense crise monétaire internationale – le seul moyen vraiment de remettre tout ça en cause –, il ne faut pas oublier que les mécanismes de coopération se mettraient en marche au sein de la Banque des règlements internationaux et que tout le monde s’aiderait mutuellement. Je ne vois pas aujourd’hui un des grands pays monétaires, dont fait partie la Suisse, affronter une énorme crise d’ordre systémique sans que les autres États ne viennent à son secours.

Marian Stepczynski : Ils auraient cependant fort à faire, car les acteurs du marché paniqués se rueraient encore plus sur le franc suisse et il faudrait que la machine à imprimer les billets soit très performante !

Stéphane Garelli : Du point de vue purement économique, il faudrait savoir à quel niveau du franc suisse la BNS n’aurait plus à accumuler des réserves. Personne ne sait si des simulations ont eu lieu ou pas, parce que ce niveau risque d’être si élevé que cela tuerait vraiment l’économie du pays. Donc demandons-nous si ce n’est pas un moindre mal que de continuer à engranger des réserves, plutôt que de laisser le franc suisse monter à ce niveau létal – qui plairait peut-être à nos amis américains et à d’autres probablement. Et acceptons aussi de discuter de ce qu’on pourrait faire avec ces réserves. Aujourd’hui, ce ne sont pas les travailleurs, c’est l’argent qui est au chômage en Suisse. Cet argent est au chômage parce qu’il est sous-employé, il est soumis à des taux d’intérêt négatifs, ce qui est absurde du point de vue de la théorie économique et n’avait même pas été envisagé par Keynes ! Personne n’a jamais imaginé ce phénomène.

Marian Stepczynski : Les gens qui empruntent à taux fixe obtiennent aujourd’hui des hypothèques à moins de 1,4%par an. Alors que dans les années 80, le premier rang tournait autour de 7% ! Dans les circonstances actuelles, les banques souffrent d’un rétrécissement de leurs marges qu’elles compensent par une multiplication des crédits. La BNS s’en inquiète évidemment et si les grands instituts (UBS et Credit Suisse) sont devenus prudents, les Raiffeisen, PostFinance et la Banque cantonale de Zurich enregistrent une croissance annuelle de leurs crédits hypothécaires de 5,6% ! La Suisse est le pays où la dette hypothécaire par habitant est la plus élevée au monde.

LA CRÉATION D’UN FONDS SOUVERAIN OU D’UNE BANQUE D’INFRASTRUCTURE PERMETTRAIT DE DIRIGER L’ARGENT VERS L’ÉCONOMIE RÉELLE.

Stéphane Garelli, professeur à l’IMD

Stéphane Garelli : Nous sommes clairement dans une économie financière, c’est-à-dire que l’argent créé par la finance retourne à la finance. Existe-t-il une possibilité de transférer une partie de cet argent vers l’économie dite réelle ? Parce que c’est là que se trouve le problème. On est riche en liquidités et pauvre en investissements. Les taux d’investissement, durant les dix dernières années, n’ont pratiquement pas changé dans la plupart des pays industrialisés. D’un côté, nous constatons l’explosion, dans ce qu’on appelle le policy mix, de la masse monétaire de la finance. De l’autre côté, on ne voit que des politiques d’austérité en matière d’investissement, que ce soit privé ou public. Alors, Fonds souverain ou Banque d’infrastructure, comment transférer de plus en plus d’argent du financier vers l’économie réelle et favoriser les investissements ? Notez qu’on a imprimé des quantités colossales d’argent et selon la théorie économique cela aurait dû créer de l’inflation et nous avons de la déflation. C’est vraiment à y perdre son latin ! La seule explication crédible, c’est que l’argent imprimé n’est pas allé dans l’économie réelle.

Marian Stepczynski : Les privés ont peur d’investir et les pouvoirs publics respectent la notion de frein à l’endettement. Ne serait-ce pas le moment de mettre ce vertueux principe entre parenthèses, pour éviter que l’argent dorme au lieu de servir à l’investissement, notamment dans des infrastructures utiles ?

LA POLITIQUE D’INVESTISSEMENT DE LA BNS – 135 MILLIARDS PLACÉS EN ACTIONS TOUT DE MÊME – EST TRÈS OPAQUE.

Stéphane Garelli, professeur à l’IMD

Stéphane Garelli : J’observe que la création monétaire, aux États-Unis, s’inscrit dans une approche purement keynésienne, pour relancer l’économie ; la création monétaire, en Suisse, a de simples objectifs monétaires. C’est une grande différence. En Suisse, on n’a pas besoin de créer de l’argent pour relancer l’économie, alors qu’aux États-Unis, c’était la solution évidente. Le frein à l’endettement n’est pas une mauvaise idée ; d’ailleurs on voit que tout le monde en Europe essaie de l’introduire dans la législation, voire dans la Constitution. Mais il pourrait être modulé, lissé sur une période de trois ans par exemple.

Tibère Adler : Il y a en Suisse une sorte de « Club BNS », mais pas de « Lobby des infrastructures ». Assouplir le frein à l’endettement susciterait moins de réticences que le moindre accroc au manteau d’indépendance de la BNS.

Stéphane Garelli : Pour ma part, je suis certain que si on donne des opportunités d’investissement à la BNS qui sont compatibles avec ses objectifs, il n’y a aucune raison qu’elle ne le fasse pas. Je crois que pour le moment, au Parlement, il n’y aura pas de majorité pour toucher au frein à l’endettement.

Marian Stepczynski : Graver cette notion dans le marbre, comme l’ont fait d’ailleurs plusieurs cantons, dénote un manque de vision à long terme. Est-il plus important pour la Suisse de respecter un principe comptable, un ordre de grandeur mécanique, plutôt que de suppléer à la force excessive du franc en investissant, par exemple, dans la formation et la compétitivité ? Dans ce pays, la vision comptable et juridique l’emporte toujours sur une stratégie intelligente de politique conjoncturelle. À la fin des années 80, suite au krach boursier américain de 1987, la BNS – alors obsédée par le contrôle de la masse monétaire – avait cru bien faire en baissant drastiquement les taux d’intérêt, avant de s’apercevoir de son erreur et de les remonter brutalement, provoquant ainsi la crise immobilière dont on se souvient. Par la suite, les années 90 ont été marquées par une absence de croissance. La BNS a montré par là qu’elle pouvait se tromper.

Stéphane Garelli : Il reste un dernier point que je voudrais mentionner, car il est important : c’est la question du pouvoir de la Suisse. Nous évoquions les Norvégiens et leur Fonds souverain de 922 milliards de francs qu’ils utilisent pour investir dans environ 4 000 entreprises dans le monde. Parmi les cinq plus grands investissements du fonds norvégien, on trouve Nestlé, Roche et Novartis. Mais la Norvège s’appuie sur ses investissements pour mener une politique active en matière de gouvernance. Ses représentants refusent par exemple que le président et le directeur général d’une entreprise puissent être la même personne. Les Norvégiens se montrent proactifs, ce qui leur donne beaucoup plus de pouvoir économique sur les entreprises que nous, Suisses, qui sommes passifs ! On ne sait pas – ou plus – gérer notre pouvoir économique dans les négociations avec l’Europe, ni dans les négociations avec les États-Unis. On ne sait pas ; on a plein de sous, mais c’est tout ce qu’on a.

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